Octobre positif 14 / Bévue en mascaret
Nous avions travaillé dur toute la journée, Simone et moi et nous nous sommes écroulées de fatigue, assises par terre devant la cheminée, avec, sur la table basse entre nous deux, un morceau de brie, du pain frais et un verre de Beaujolais. Nous n’avions ni le courage ni l’envie d’un vrai repas, mais une faim de loup et le besoin de rire, de nous détendre après ces longues heures de travail. J’ai raconté ma bévue du matin. J’etais entrée en coup de vent dans le bureau du chef et je l’avais surpris dans une facheuse position avec la secrétaire du directeur. J’avais eu beau refermer la porte en toute hate, les joues me brulaient encore en racontant ma sottise.
– Ne t’en fais donc pas, ils ne se sont sans doute pas apercus que tu étais là.
Simone est d’un naturel placide et jovial, mais j’ai souvent pensé que ce calme, ce perpétuel sourire, cachaient une seconde nature.
– Tu me fais bien rire, on voit que ce n’est pas à toi qu’un truc pareil arriverait !
Elle n’a pas répondu aussitôt. Elle a fait une petite grimace, un mouvement d’épaules, puis :
– Tu te trompes, moi aussi j’en fais des bêtises. Parfois des belles bourdes, oui. Dont je ne suis pas fière. Ainsi, il y a quelques années, quand j’ai déménagé sur les Hauts-de-Collines, au bâtiment des Marguerites, tu te souviens ?
Non, je ne voyais rien de particulier : ce jour-la j’étais venue avec ma vieille camionnette, dans laquelle nous avions entassé ses trésors, et nous avions couru dans les couloirs, monté des escaliers, essayé vainement de débloquer l’ascenseur en panne, accroché des rideaux, vidé des cartons et nettoyé une cuisine laissée par les anciens locataires dans une saleté repoussante. J’ai dit :
– Je ne me souviens que d’une chose, c’est que nous avons laissé une partie de nos ongles dans le four de cette putain de cuisinière !
– Et bien, oui, justement … Verse moi donc un autre verre, tu vas voir.
« Environ six mois après mon installation, je me trouvais un matin dans la salle d’attente du Docteur X…,le pédiatre : j’amenais ma nièce à une consultation de routine. Il y avait déjà pas mal de monde, et seuls les deux sièges à coté du mien étaient libres. Une jeune femme est entrée, lamentable. Elle tenait dans ses bras un enfant de quelques mois. Une autre femme l’accompagnait. Elles se sont assises sur les sièges vacants. La maman ne parlait pas. L’autre essayait de la sortir de son mutisme, sans succès. L’infirmière s’est approchée : « Madame Vassal, je crois que nous avons un problème avec votre adresse, je vous ai envoyé tout un dossier qui nous est revenue et … «
– Je vous ai pourtant donné la nouvelle adresse, a dit l’amie, agacée Où avez vous envoyé le dossier ?
– Regardez, aux Marguerites, les Hauts-de Colline, numéro 15…
– C’est mon ancienne adresse, a dit celle qui devait être Madame Vassal. J’ai déménagé il y a cinq mois…
J’ai fait un bond sur ma chaise :
– C’est vous qui habitiez au numéro 15, bâtiment des Marguerites, et qui avez déménagé le 30 octobre dernier ? Et bien je ne vous fais pas mon compliment ! Je n’ai jamais vu un appartement laissé dans une telle saleté, et ce n’est pourtant pas la première fois que je déménage. Mais vraiment, Madame, c’est honteux d’avoir laissé une cuisine dans un tel état !
C’était parti d’un trait. Autour de moi les conversations s’étaient arrêtées, tout le monde m’écoutait. La femme que j’invectivais baissait la tête sans répondre. Son amie me foudroyait du regard. L’infirmière haussait les sourcils, elle avait l’habitude d’en voir et d’en entendre de pires. Elle a entraîné Madame Vassal et son amie vers les bureaux et les conversations ont repris dans la salle d’attente. Les autres mères faisaient les gorges chaudes de mon petit discours. C’est là que j’ai pris conscience à quel point nous, femmes et mères, devenons facilement justicières, et fières de l’être. La conversation, devenue générale, tournait autour des appartements, des déménagements, et qu’il devrait y avoir une limite au laisser-aller de certaines personnes, et que, elles, jamais au grand jamais ne quitteraient une cuisine sans la lessiver à fond. Il y avait surenchères : ainsi celle qui racontait comment elle était revenue le lendemain au petit matin pour s’assurer de la netteté de la salle de bain, et comment elle avait donné un dernier coup de balai sur le balcon « malgré un froid de loup » . Pourtant, je ne me sentais pas très contente de moi après cet esclandre. Et puis on m’a appelée, c’était notre tour, et je n’ai plus pensé à cet incident.
Après la visite, j’ai attendu les résultats de certains tests et je suis revenue dans la salle d’attente, cette fois presque vide. Je me souviens que j’ai pris un magazine, et que ma nièce jouait avec des legos sur une table basse. Soudain, la porte s’est ouverte, l’amie de Madame Vassal a dit : « Va vers la voiture, je n’en ai que pour une minute » , et elle est entrée dans la salle d’attente.
Elle s’est dirigée vers moi, et quelque chose dans la vivacité de son mouvement m’a alertée.
– Madame, je ne vous connais pas et je n’ai pas du tout envie de vous connaître, mais pourtant je vais vous raconter une histoire, car il faut que vous sachiez ce qui s’est passé exactement le 30 octobre dernier, il y a 5 mois, la veille du jour où vous avez déménagé dans l’appartement 15, bâtiment des Marguerites, aux Hauts-de-Colline.
« Ce jour la, mon amie Madame Vassal, qui attendait son premier enfant, terminait son déménagement qu’elle avait commencé la veille, avec son mari Charles. Celui-ci faisait les aller et retours de l’appartement jusqu’à sa voiture, avec les derniers cartons, tandis que Carole ( c’est le nom de mon amie ) nettoyait au fur et à mesure que le pièces se vidaient.
« Charles venait de repartir vers leur nouveau domicile, le temps pour lui de décharger la voiture et de revenir, Carole aurait terminé le nettoyage du four, qu’elle se reprochait d’avoir laissé un peu trop s’encrasser. Elle s’est penchée pour attraper le produit nettoyant et c’est la qu’elle a senti une grande douleur : la naissance était imminente.
« Carole a appelé son mari, mais il n’y a pas eu de réponse. Quelques minutes plus tard, alors que les contractions devenaient sévères, Carole a alerté sa mère, qui a appelé une ambulance et les choses sont allées très vite. «
Il y a eu un silence, et j’ai dit : Oui, je suis désolée, je comprends bien, que dans ce cas… »
Mais l’amie ne m’a pas laissé finir:
– Non, vous ne comprenez pas, personne ne peut comprendre. Attendez de savoir la fin, et ensuite, vous pourrez dire que, peut-être, vous comprenez.
« Nous nous sommes tous retrouvés à l’hopital, autour de Carole, trois heures plus tard. Le bébé était né, c’était un petit garçon, et Carole nous demandait pourquoi Charles n’était pas là.
« Nous lui expliquions, en larmes, que Charles ne serait plus jamais là : au moment où il revenait vers elle, après avoir vidé la voiture du dernier chargement, un camion avait brûlé un feu rouge, avait percuté la petite voiture et Charles était mort sur le coup.
« Alors, vous comprenez, Madame, le nettoyage d’un four… «
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