– Tu verras, lui avait-il dit, j’ai tout arrangé !
Deux mois déjà qu’il lui répétait de ne s’inquiéter de rien, qu’il s’occupait de tout. Mais elle le connaissait, son homme, alors elle n’était pas rassurée. Pas du tout, même !
– Je suis sûr que ça te plaira, comme endroit, dit-il encore. Un peu retiré du monde, exactement comme tu aimes !
Elle se demandait d’où lui venait cette réputation d’ermite, elle qui avait toujours aimé la ville et le mouvement, les bons petits bars à vin où on peut déguster des crus au verre, accompagnés de quelques plats du terroir. La ville et ses nombreuses offres de sorties, le cinéma, le théâtre…
Apparemment, il n’y aurait rien de tout cela là où il l’emmenait.
– Mais alors, comment on fera pour les repas ? Faudra que je cuisine moi-même ? s’enquit-elle.
– Non, non, il n’en est pas question, tu auras de vraies vacances ! Tout est prévu, je te dis !
Pourtant, tout le long de la route, elle ne réussit pas à profiter sereinement du paysage.
– Je ne serai tranquille que lorsque j’aurai vu, pensa-t-elle.
Et la première chose qu’elle vit, ce fut le canapé.
Le couple avait quitté Clermont Ferrand en voiture au petit matin. Les trois-quarts du trajet s’étaient déroulés sous une pluie battante. Passé la frontière italienne l’édredon nuageux se déchira, laissant quelques plumes blanches voleter de-ci de -là sur le fond céruléen. Alvin avait réservé un gîte dans un village fiché à flanc de colline, situé entre Cinque Terre et La Spézia. Le bout du monde aux portes de la ville. Alvin avait en tête les premiers pas touristiques dès leur arrivée. Ils s’étaient relayés au volant mais arrivé à destination, éreintée, Claire priait pour se mouler dans un bon fauteuil, une boisson fraiche à portée de doigts.
L’image du canapé lui sauta aux yeux parce que sa présence, son habillage étaient complètement incongrus au milieu des meubles anciens et des reproductions de tableaux de madone ou de champs fleuris. Ce canapé était tendu d’un tissu imprimé de zébrures verticales blanches et noires comparables à celles de l’équidé. Mais à intervalles réguliers, à l’horizontale, les lignes contrastées étaient interrompues par des séries de chiffres noirs.
—«Alvin, regarde, un canapé-zèbre à code barres» !
– Hé oui, et ce n’est pas tout !
Déjà Alvin montait à l’étage, ouvrait des portes, et Claire entendait l’eau couler dans ce qui devait être une salle de bain. Mais elle, figée, continuait de regarder le canapé à rayures, la tache bleutée, les chiffres qui prenaient maintenant des dimensions bizarres, un code remontant lentement du fond de sa mémoire : où, mais où donc avait-elle vu ce dessin, et jusqu’aux coulures de l’encre sur les zébrures, le fondu des couleurs entre elles, sous l’influence d’une grosse pluie. Ou d’une larme ?
Une image lentement se faisait jour à travers les milliers de secondes amoncelées dans sa mémoire : une route, la pluie, un talus, un choc.
Alvin, là-haut, l’appelait :
– Viens un peu voir la mer, c’est fantastique.
Mais elle, incapable de bouger, gardait toujours les yeux fixés sur le canapé-zèbre au code barre.
Tout remontait petit à petit, des bribes de souvenirs affleuraient, flous et insaisissables, puis de plus en plus nets.
La voiture avait fait plusieurs tonneaux, elle s’était immobilisée sur le toit au fond du ravin et Claire, immobilisée par la ceinture de sécurité et l’airbag, aveuglée par les larmes, le sang et ses cheveux était restée des heures avec le code barre d’un paquet de gâteaux coincé devant les yeux.
Elle revenait de faire les courses et avait été surprise par un sanglier traversant la route. Elle avait donné un coup de volant un peu trop brusque. La route de montagne était déserte. Ses parents, avec qui elle était en vacances, n’avaient donné l’alerte que bien plus tard car ils croyaient qu’elle était partie en ville pour la journée.
Et là, sur ce canapé, c’était le code barre du paquet de gâteaux qui s’étalait en chiffres énormes.
– Je ne peux pas rester ici Alvin ! S’il te plaît, partons !
– Mais qu’est-ce qui te prend ma Clairette ? Tu n’aimes pas cette maison ?
– Cette maison est maudite Alvin, je le sens, je le sais ; il va nous arriver quelque chose de moche ici…
La tâche bleue semble se diluer devant les yeux de Claire. Les larmes lui montent aux yeux, sa respiration devient difficile. Les souvenirs affluent, elle tente d’expliquer à Alvin ce que ce code barre représente mais les mots se bloquent. Elle n’y arrive pas, comme si le dire ferait redevenir réel son cauchemar.
Puis, elle remarque la forme du dossier du canapé. Cela la frappe soudain ! C’est exactement l’image qu’elle a eue du haut du dos du sanglier au moment où elle l’a heurté. Les touffes hirsutes sont réparties identiquement. Pourtant, l’instant avait été fugace mais elle en est certaine, c’est bien la même silhouette ! Et cela non plus, elle ne parvient pas à le verbaliser, ajoutant à sa panique et à l’incompréhension d’Alvin.
Il la regarde, il tente de la prendre dans ses bras pour la réconforter mais elle se débat comme si sa vie en dépendait. Il n’arrive pas à s’habituer aux crises de panique de Claire. Il pensait qu’en s’éloignant des lieux de l’accident, elle pourrait se sentir mieux. Il se dit qu’il lui faudra juste un peu de temps et que le changement d’air lui fera du bien. Mais là, juste maintenant, il aimerait pouvoir comprendre, qu’enfin elle parvienne à lui raconter…
Cher homme s’il savait !
Lui si tendre , si attentionné !
Je lui avais pourtant fait la promesse de ne plus revoir cet envoutante « parenthèse ».
J’avais réussi , jusqu’à maintenant, à refouler et maintenir la boîte de Pandore fermée bien étanche.
Maintenant tous ces signes me ramènent certes à l’accident, mais surtout à cette faute , à cet incartade inavouable.
Le code barre, la forme sanglier, le bleu, le même azur que celui de SES yeux. Retenant un sourire, elle se rappelle avoir fait une association avec le bleu de cette chambre , témoin de leurs ébats coupables.
Comment lui demander de quitter cet endroit, ou de sortir ce canapé sans éveiller ses soupçons ?
Tremblante, de peur, de remords, d’ambivalence, elle se revoit saoule de plaisir, au volant de sa voiture, sur cette route sinueuse , la tête et le cœur aveugles aux obstacles. Trop euphorique elle a été surprise par ce sanglier, s’est retrouvée coincée, à expier dans le fossé. Elle croyait avoir suffisamment purgé sa peine, c’était compter sans la mémoire.
Elle regarde à nouveau le canapé, les chiffres du code barre attirent son attention, 12081983 espace 11091985 , elle réalise que la première série correspond à la date du jour de l’accident et que la deuxième correspond à celle de leur arrivée en cet endroit.
* * *
Deux années s’étaient écoulées mais c’était comme si l’accident avait eu lieu hier.
Pendant qu’elle avait été hospitalisée, Alvin avait loué un appart et quitté son petit studio. Dès qu’elle fut de nouveau sur pied, il ne lui restait qu’à emménager avec quelques dernières affaires personnelles : tout était déjà prêt et en place. Elle n’avait pas vraiment été consultée et même ses parents étaient dans le complot. Ils voyaient en Alvin le gendre idéal. Son père avait trouvé en lui le parfait partenaire pour ses interminables parties d’échecs et sa mère rêvait déjà tout haut de son premier petit-enfant. Ou plutôt de sa première petite-fille, car elle se voyait déjà lui cousant des petites robes à fleurs et lui mettant des nœuds roses dans les cheveux.
Pour Claire, tout ça allait un peu trop vite. Mais comme elle se sentait coupable, elle se laissait diriger et faisait toutes leurs volontés : père, mère, Alvin, tous avaient pris le pli de décider pour elle. On ne la consultait plus que pour la forme. D’ailleurs, elle était toujours d’accord.
Mais depuis deux ans, elle traînait cette sorte de langueur et cette incapacité à s’en sortir, à communiquer. Même ses deux meilleures amies n’étaient au courant de rien et elles aussi mettaient sur le compte de l’accident son attitude parfois étrange et souvent absente.
– Et si je lui avouais tout, là, maintenant, tout de suite ? se dit-elle.
Ce que je vois ne peut être la réalité. Il faut que je me raisonne. C’est un mauvais rêve, un cauchemar. Pire, une hallucination. Cela fait pourtant pas mal de temps que je n’ai plus rien consommé d’illicite. Les chances pour que ces chiffres correspondent à des dates aussi significatives dans mon vécu sont plus minces que celles obtenues en gagnant à Euro millions. Cette vision, cette révélation dépassent le champ de l’improbable. C’est quasi impossible, je deviens folle. Et s’il s’agissait d’une méchante blague. Alvin ? Non, pas lui, je deviens parano.
« Alvin, je suis mal, la fatigue du voyage sans doute.
—Du repos, ne reste pas debout, tu es toute tremblante, allonge toi dans le canapé.
—Ah non, ça jamais ! Tu n’as pas vu les chiffres ?
—Mais, qu’ont-ils, les chiffres, Claire ?
—Ils correspondent à des dates, ne vois-tu pas ?
—Tiens oui, la date d’aujourd’hui, je n’y avais pas fait attention.
—Et l’autre, la première, cela ne te rappelle rien ?
—J’y suis, l’accident, c’est très étrange en effet, tout comme ce canapé d’ailleurs, il est drôle mais cela ne me fait pas vraiment rire. De plus, il est fichtrement contemporain, comment a-t-il atterri dans ce village archaïque ? Bizarre mais sans danger, il ne me fait pas peur, d’ailleurs je vais te montrer, je m’y installe. Et de grâce Claire, calme-toi, ce n’est que du mobilier.
—Non, Alvin ! Non ! »
Mais Alvin s’approche du canapé sans se presser, de son long pas élastique de sportif que rien n’arrête. Aux cris de Claire, il se retourne pourtant, sourit, balance un instant entre courir vers elle ou s’affaler sur les coussins. Il choisit un moyen terme , se perche en héron sur la jambe droite, le pied gauche suspendu en attente au dessus du siège.
– Regarde, si je le défonçais à coup de tatanes ? Si tout simplement nous le démolissions, ce truc-muche-moche sur lequel je te défends bien de poser tes miches, sans mâcher mes mots ? Si nous le brûlions ce soir en feu de joie, et tes souvenirs avec ?
Il y a dans son regard cette étincelle que Claire connait bien pour s’y être souvent raccrochée, quand tout semblait la quitter ; cet éclair de malice, de bonté pétillante, car Alvin a des yeux de champagne sous la mousse claire des sourcils. Un regard qui continue de capturer Claire ; des yeux qu’au plus fort de sa passion pour l’autre elle n’a jamais pu oublier.
Elle observe les bulles dans les yeux d’Alvin, et elle sait… Elle se rend une nouvelle fois compte de l’immensité de sa faute et estime que tout ce qu’elle a subi depuis n’est que juste châtiment, qu’elle n’a pas encore fini d’expier, qu’elle est condamnée jusqu’à la fin de ses jours. Quand il la regarde ainsi, elle regrette presque de n’avoir pas péri dans l’accident. Et en même temps, il lui semble y avoir laissé sa vie, son insouciance, sa foi en un lendemain qui chante.
Et soudain, elle la sent en elle, cette flamme que l’étincelle des yeux d’Alvin sait allumer ! Elle sent tous ses muscles se détendre. Elle a envie de bondir et de sauter sur le canapé à pieds joints, de faire la fête et d’entraîner Alvin dans une folle équipée. Pourtant, elle n’en fait rien. Elle regarde toujours Alvin dans sa posture de flamant rose. Elle attend qu’il décide ce qu’il convient de faire, qu’une fois encore il prenne tout en mains.
Il la dévisage. Il ne parvient pas à deviner les pensées qui agitent Claire. Il voudrait que l’esprit du zèbre-sanglier fasse revenir sa Claire à la vie, car il ne voit plus qu’une ombre de Claire quand il la regarde.
Mais sa position n’est guère stable, et il ne tarde pas à perdre l’équilibre. Claire le voit tomber mais elle ne sait plus réagir et avant qu’elle n’ait dit ouf, la tête d’Alvin heurte le bras du canapé.
Stupéfaite, affolée, elle se précipite vers lui.
Il est inconscient, du moins le croit-elle !
Elle tremble d’angoisse, les larmes affluent, elle l’appelle, l’embrasse, le berce, rien n’y fait , il demeure inerte contre sa poitrine. Elle sanglote ;
_ Pardon Alvin, pardon, je t’en supplie reviens-moi, c’est trop cher payé, je te jure que c’est terminé, que je ne le reverrai plus jamais !
Elle court chercher une compresse d’eau froide, éponge avec précaution son visage et la tuméfaction apparue sur son crâne, elle gémit, l’implore de reprendre connaissance.
_ Je ferai tout ce que tu veux, nous aurons des enfants, j’accepte de t’épouser et de fonder une famille. J’ai tant besoin de toi, je regrette tellement , si tu savais !
_ Maintenant je sais, dit-il en se redressant !
Lancé par Adrienne, suivi par Jaleph , Lise, Madame de K. , Ma’, Marie-Ange/ ( tour 2 / 9 juin 2013