ECRIRE ENSEMBLE 7 / Grand Café
Grand Café
Une once de diplomatie : elle a obtenu que leur rencontre se déroule dans un lieu public. Primo rencontre. Approcher un anonyme demande quelque précaution élémentaire. Enfin, pas totalement inconnu, l’homme, sauf s’il a menti sur sa propre personne lors des échanges électroniques. Il semble sincère. Prudence quand même, on devine quelquefois des dérapages bien inquiétants en matière de quête d’âmes sœurs.
Ce sont ses collègues du salon de coiffure qui l’ont incitée à faire le pas. A l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire, elles ont déposé dans les mains d’Amélie un gâteau tout rond, glacé-sucré. La dextre d’un artiste pâtissier y a calligraphié une prière ancestrale au tracé chocolaté, : « Sainte Catherine, ne me laisse pas mourir célibataire. Un mari, sainte Catherine, un bon; mais plutôt un que pas du tout ». Prière soulignée par son prénom : « Amélie ». Elle se serait passée de cette précision !
C’est l’heure H, celui du rendez-vous. Amélie passe trois fois devant la porte du « Grand Café des Cuivres ». Elle doit se décider. Il doit s’y trouver déjà. Pour qu’ils puissent se reconnaître, elle porte son ensemble turquoise. Lui, arrivé un peu en avance, doit lire son journal. Pas de photos via Internet, choisissant ne pas s’influencer mutuellement d’une façon ou l’autre. Mais il l’avait assuré être bien de sa personne.
Amélie pousse la porte centrale du grand établissement ; à peine dans les lieux, elle compte cinq individus seuls, tous beaux, chacun le nez dans sa gazette.
« Voila bien ma chance, » pense-t-elle avec un sursaut d’indignation. Timide depuis l’enfance, réservée a la limite de la sauvagerie, Amélie s’est pourtant jurée de faire tous les efforts nécessaires pour sortir de cette léthargie boulot-dodo qui risque de l’entrainer dans une vie routinière et sans intérêt si elle n’y met le holà. Elle s’est persuadée que ses amies ont raison : il lui faut un mari, des enfants, une famille. Orpheline trop tôt, élevée décemment mais sans tendresse par sa tante célibataire, Amélie a d’abord souffert d’isolement, avant de s’habituer a la torpeur des jours.
A la mort de Tante Alice, elle n’a rien changé au rythme de vie une fois pour toute établi par la vieille dame. Elle continue d’habiter dans la maison ancestrale, trop grande pour elle et que l’héritage de sa tante suffit à peine à entretenir. Le seul fait marquant dans sa vie, depuis trois ans, c’est ce travail dans le salon de coiffure de Carole.
Dès son arrivée, Carole s’était comportée comme une mère de substitution pour elle. Amélie avait trouvé réconfort et écoute dans le joli salon de coiffure. De toutes les employées de Carole, elle était la plus jeune et chacune y allait de son conseil sur la façon dont elle devait mener sa vie. Mais chaque fois, les mêmes mots revenaient : mari, enfants, famille…
Amélie n’avait bien entendu pas envie de passer sa vie toute seule mais il lui semblait avoir encore le temps. Ses amies étaient certaines du contraire : l’horloge biologique tournait et cela n’arrangerait pas ses affaires que de laisser trainer. La dédicace sur le gâteau avait été le coup de grâce. Après tout, elles avaient l’expérience et attendre ne ferait pas disparaître sa crainte de se lancer !
Et pourtant, impressionnée par les lieux, anxieuse à la crainte d’une déception , anéantie à l’idée de ne pas aborder le bon homme, Amélie ne parvient pas à avancer dans le Grand Café.
« Attention Mademoiselle ! »
C’est le garçon de café qui vient de l’interpeller après avoir failli renverser sur l’ensemble turquoise trois grands crèmes et un chocolat chaud qui se trouvaient sur un plateau en équilibre au bout de son bras.
» Bon c’est malin » pense-t’elle, »moi qui avais presque décidé de rebrousser chemin, me voici contrainte de poursuivre maintenant qu’ils me regardent tous ! »
Bien consciente que son ensemble turquoise l’identifie, elle se refuse de butiner à la ronde pour le débusquer et choisit de s’asseoir bien en évidence au centre de la place et attendre qu’il daigne se manifester.
Maugréant intérieurement contre ses collègues qui l’ont foutu dans un tel guêpier, elle observe discrètement les cinq penchés sur un journal. Celui qu’elle soupçonne être son « contact » se lève , passe devant sa table et va rejoindre une dame à la terrasse. Un autre replie sa gazette, paie sa consommation et quitte les lieux.
Dégoûtée et déçue elle s’apprête à en faire autant quand le garçon de café se présente pour prendre sa commande . (Marie-Ange)
– Vous avez fait votre choix, Mademoiselle ?
Elle lève les yeux vers lui, un peu désorientée. Elle soulevait précisément les fesses de sa chaise et avait repris en main son petit sac. Elle se laisse retomber. Diable, en voilà un beau brun ténébreux !
Je devrais venir ici plus souvent, se dit-elle en laissant glisser son regard le long de ses larges épaules jusqu’à ses mains. Il n’a pas de bague. Ça ne veut peut-être rien dire, restons calme…
– Euh… oui… apportez-moi un cappuccino, s’il vous plaît.
Puis dans un grand sourire elle ajoute :
– Je sais que ce n’est pas l’heure du cappuccino et que les Italiens le considéreraient comme une hérésie…
Il rit, découvrant de belles dents avec un petit interstice entre les incisives.
– Ne vous inquiétez pas ! Je suis d’origine italienne et j’aime tant le cappuccino que j’en boirais à toute heure ! Je vous apporte ça tout de suite…
Elle le suit des yeux quand d’une pirouette il se dirige vers le comptoir. Serait-il possible qu’un si bel exemplaire soit encore libre ? Elle n’ose y croire. Mais ce qui est sûr, c’est que leur petit échange l’a complètement rassérénée. Elle se sent parfaitement à l’aise, tout à coup, cale son dos contre sa chaise, tapote son portable, murmure un prénom… Fabio… Elle l’a vu sur son badge.
Elle ne se rend pas compte qu’à demi-cachés derrière leur journal, des regards l’observent…
(Adrienne)
Fabio connaît le métier. Sans le montrer : observer la clientèle. Son meilleur outil est le grand miroir du comptoir, qui lui sert de rétroviseur. A l’arrière du zinc, ses mains s’affairent dans les tâches courantes. Préparer les boissons, nettoyer tasses et verres, lustrer les cuivres, raviver le miroir du bar. Mais il voit tout et sait tout de ce qui se passe dans le grand café. Détecter le moindre sourcil quémandeur d’une cliente ou d’un client. Deviner le juste moment ou son choix est fait, l’instant où il relève les yeux de la carte des boissons, une seconde avant que son regard sur sa tête périscope et que son index levé prie le ciel que quelqu’un l’aperçoive pour venir prendre sa commande. Tel un ange prévenant, Fabio se déplace alors en glissant à trois centimètres du sol, invisible dirait-on. On est surpris et charmé de le voir si rapidement près de soi, sans qu’il vous presse pour autant. Il arbore son merveilleux sourire nature. La commande passée, Fabio dépose sur votre table l’objet de votre gourmandise dans un laps de temps si court que vous cherchez son jumeau à travers la salle.
Fabio voit tout, et ce qu’il vient de voir l’intrigue. La jolie demoiselle semblait attendre quelqu’un. Une personne qui n’est jamais venue. Elle est passée aux toilettes où elle a dû replacer quelques mèches de cheveux en bon ordre, a commandé un deuxième cappuccino, a demandé l’addition en accrochant son sourire à ses sous. Elle a quitté l’établissement en lui faisant signe de la main ; cela ressemblait à un au-revoir. Elle était restée seule cinq minutes encore après que le dernier journaleux ait quitté les lieux. Ce qui est intrigant, il en mettrait sa main à couper, c’est qu’un de ces trois personnages repassa devant le grand café vingt secondes après que la jolie demoiselle en tailleur turquoise ait quitté les lieux. Et quand elle traversa le boulevard et qu’elle disparut en tournant au coin de la rue, Fabio en fut certain, ce type la suivait.
(Jaleph)
Et ça, c’était quelque chose que Fabio supportait difficilement. Qu’un individu se permette de manquer de respect à une dame, et plus encore une jolie fille qui n’avait rien d’une allumeuse, au point de la prendre en filature. » Et dans quel but ? « , se demandait Fabio courroucé. Il l’avait classée dans les filles « bien » dès qu’elle avait mis le pied dans l’établissement.
Et dans sa morale à lui, Fabio, personne ne devait suivre une fille bien, point final.
Justement, Marin, le jeune étudiant qui prenait la relève, arrivait en se frottant les mains, la bouche pleine d’histoires drôles que Fabio ne lui laisse pas le temps de raconter : » A demain ! « .
Et il s’envole aux trousses de l’autre le long du trottoir en direction des bords de Seine.
La jeune fille turquoise ne se doute de rien et continue son chemin tranquillement, toute occupée à revivre l’épisode de la conversation avec Fabio, et son irrésistible sourire. » Je ne suis pas venue pour rien, tous comptes faits « , pense-t-elle, contente.
Elle aime que les comptes soient faits, et ronds.
(Lise)
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L’homme qui lui a emboîté le pas s’appelle Lucas, il est le frère cadet de Carole la propriétaire du salon de coiffure.
Beau gosse mais affreusement complexé parce que bègue, il s’intéresse à Amélie depuis longtemps, mais n’a jamais réussi à le lui faire comprendre.
Le contact anonyme par internet lui semblait la panacée miracle, mais voilà que l’approche de visu n’est toujours pas faite et que ce tombeur de Fabio risque de la courtiser et séduire à sa place.
C’est l’urgence d’agir qui l’a poussé à cavaler derrière elle, maintenant, de plus en plus proche de la rejoindre, il se sent terriblement ridicule et démuni et craint fortement un autre rejet.
La voici arrivée devant le portail de sa maison, par réflexe , elle se retourne pour s’assurer qu’elle n’a pas été suivie, avant d’ouvrir.
Son regard s’illumine, elle sourit et tend la main pour se présenter.
Marie-Ange
« – Madame Labranche, vous êtes bien madame Labranche ? Vous vous présentiez aux municipales, je ne me trompe pas ?
– C’est bien cela, vous êtes madame ?
– Appelez-moi Amélie, tout le monde m’appelle ainsi, je suis coiffeuse.
– Ce n’est pas une raison pour manquer de nom de famille, vous ne pensez-pas ?
Amélie se vexe, elle pense à toute allure qu’elle aurait voulu la féliciter pour son programme, qu’elle regrettait sincèrement que cette madame Labranche ne put remporter suffisamment de suffrage, mais qu’en définitive, elle la trouvait tout à coup beaucoup moins séduisante que sur les affiches électorales et que ben oui, c’était bien fait pour sa pomme si elle n’avait pas été élue.
La dessus, madame Labranche la salue d’un petit sourire pincé et poursuit son chemin de trottoir, traînant derrière elle un effluve de lavande et d’ail.
Amélie fouille dans son sac à la recherche de ses clefs. Deux ombres se profilent, l’une à sa gauche et l’autre à sa droite. Sur l’instant, elle croit à une agression. Amélie doit se forcer à dévisager les deux individus, elle lève les yeux vers la gauche et reconnait Lucas. Habillé d’un complet veston gris chiné et d’une jolie cravate sur chemise parme, elle ne l’avait pas capté attablé au Grand Café des cuivres. Lui qui est toujours fringué à la « Gaston Lagaffe ». Elle ne prononce pas un mot, sourit brièvement et tourne la tête vers la droite. Elle reconnait tout de suite Fabio, le beau garçon du bar. Et là, dans une sorte de réflexe incompréhensible, elle fait une chose incroyable, sans en envisager les conséquences. Elle lance à la cantonade : « et si on allait prendre un verre chez moi » ?
jal
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