Jour de fête au palais. Le sultan est à table avec ses princes, ses savants, ses marchands, ses fous et ses pauvres. Il veut que chacun soit content. A sa droite est un pauvre bougre, à sa gauche un théologien.
– Homme de Dieu, dit-il au sévère dévot, fumes-tu ? Aimes-tu les femmes ? T’enivres-tu de temps en temps ? Allons, tu peux tout avouer, aujourd’hui est jour d’indulgence !
L’autre lui répond, l’air pincé :
– Fumer, seigneur, Dieu m’en préserve. Les femmes ? Certes non, j’ai vaincu mes désirs. Quant à boire, jamais. Je suis un homme simple, et pur de ces vilains défauts.
Le sultan le salue, se tourne vers le pauvre.
– Et toi, bonhomme, ces défauts, y succombes-tu quelquefois ?
– Oh moi, seigneur, je vous l’avoue, je suis impur jusqu’au trognon. Je fume une pipe après l’autre. Les femmes ? Ne m’en parlez pas. Quand je n’en baise pas, toute la nuit j’en rêve. Et pour le reste oui, je bois. L’ivresse fait rire mes larmes. Je ne vaux rien, priez pour moi.
Fin du dîner. On se sépare. Le sultan glisse un sou dans la main du dévot et une bourse d’or dans celle de l’impie. Et comme le premier s’étonne que sa pureté militante soit si pauvrement reconnue :
– Tu n’as aucun désir, lui répond le sultan. Tu me l’as dit. Donc, mon ami, que ferais-tu d’une fortune ? Quant à ce bougre, réfléchis. Il fume, boit, jouit des femmes. Tout cela coûte de l’argent. A chacun selon ses besoins. Salut à tous, la paix sur vous !
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(Henri Gougaud, L’Almanach)
Avec la permission de l’auteur.