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Articles de la catégorie ‘01 – Jeu de Janvier’

On fait un essai ?

Bon, alors,  attention, hein ! ce n’est qu’un premier jet, qui requiers toute votre grande indulgence  :

le numéro de JANVIER de

L’ALMANACH 2013 de L’ECRITOIRE,

c’est ici:

http://lisegenz.wix.com/ceux-qui-ecrivent

j de j 7 octies CHOC 8

Choc 8

 

 Patrice ne désire pas se séparer définitivement de ses brebis, pas dans l’immédiat. Mais elles doivent souffler, se reposer en attendant de mettre bas. Dans l’étendue des pâturages, il a trouvé un berger qui accepterait de garder son troupeau. Exclusion faite du bélier que le berger prétend vendre pour son compte, pour les frais de gardiennage. Il décrète que son bélier est le plus dominant. Ainsi parle-t-il et on sent bien que certains critères ne se discutent pas quand il s’agit de déterminer  la suprématie de son mâle. Patrice lui rappelle que les races des deux troupeaux ne sont pas les mêmes—« Et bien, on mettra vot’bélier à part, en enclos. Mais comment que tu vas me dédommager pour ma peine » ?.

 Le berger n’a pas les moyens d’acheter et la solution met du temps à sortir hors des banalités échangées. Ici, on a tout son temps et le berger en profite. Tout prétexte est bon pour l’étirer, ce temps.  Durant toute une journée, parfois même plus. Faut dire, les rencontres sont rares.

 Finalement, Patrice laissera comme convenu toutes ses bêtes en gardiennage. Le berger mènera les mènera aux alpages après qu’elles aient eu leurs petits. Ils ont trouvé un arrangement en fin de journée. La moitié des agneaux à naître lui appartiendront. Si Patrice s’absentait longtemps, ce sera tout profit pour le berger si plusieurs générations découlaient de leur arrangement.

Tous deux sont finalement heureux de cette solution. Les brebis de Patrice présentent une laine soyeuse et abondante. Trop fier pour l’avouer, le berger doit bien reconnaître que la laine que fourniront ces bestiaux-là sera de meilleure qualité que celle des siens.

Patrice se laisse couler dans la pente herbeuse. Choc fait cinq fois le chemin dans le même temps. Il remonte et redescend sans arrêt et semble se demander quel rôle jouer encore. Déchiré entre suivre son maître et retourner là-haut vers le troupeau dont il était le gardien.

Avant que Patrice ne le quitte, Yann  a convenu qu’il l’attendrait dans le creux de vallée, à l’auberge d’Etsaut. Il y en a trois, peu éloignées l’une de l’autre. Patrice franchit la porte de l’une d’elles, Choc sur ses talons. Par-delà le comptoir, une très vieille femme est figée. On ne distingue vraiment bien que la chevelure grise et hirsute. Elle est nimbée d’une lumière poudreuse issue de la minuscule lucarne surplombant la pièce. Sans lui adresser la parole, elle lui sert derechef un verre de vin blanc aussi clair que de l’eau.

—« A la santé de votre chien. Vous, je ne vous connais pas encore bien, lui bien ». –fait-elle avec un petit rire de gamine–. « Ce chien doit être issu d’une famille de mi-loups. Je les connaissais bien quand j’habitais en Gévaudan ; il y a si longtemps. –Quoi, combien de temps ? Longtemps, c’est tout » !– Une famille de montreurs de bêtes habitait pas loin de chez nous. Ils offraient leurs services aux cirques de passage. Leurs chiens faisaient des tours avec des objets qu’ils leurs lançaient ; des bâtons, des pierres et même des ustensiles de cuisine. Cela me faisait beaucoup rire de les voir jongler avec tout cet attirail. Mais ils n’avaient pas que des chiens pour faire leurs démonstrations. Ils montraient aussi un animal bizarre, maintenu dans une cage de fer. Je n’en avais jamais vu de pareil. Plus monstrueux qu’un loup, avec une raie foncée entre les omoplates et une queue courte. Une mâchoire monstrueuse faite pour détruire ; pas une bête de nos pays. Ils appelaient cela une hyène.

Patrice déguste son verre de vin blanc, appuyé sur le chambranle dont il a ouvert la porte. Il met un peu d’ordre dans son esprit. Il repense à cette bête qui emporta sa fille. Mais ce dont parle cette vieille aubergiste, cela devait s’être déroulé il y a bien longtemps.

 Son regard tombe sur une autre auberge  située de l’autre côté de la place. Deux chevaux sellés sont attachés par leurs longes aux anneaux de la façade. Ces bêtes semblent avoir  un air de famille, ils ont la même robe et les selles sont identiques.

—« C’est vous qu’ils cherchent, mais vous pouvez être tranquille, je ne leur dirai pas que vous êtes ici. Moi je sais bien que vous n’êtes pas coupable ».

—« Coupable ? Mais de quoi » ?

—« L’homme qu’on a retrouvé mort, vous savez-bien, celui du défilé, il a été retrouvé par son frère. Ce monsieur connaît tout le monde, il a des amis bien placés. Il fera tout pour vous faire emprisonner, même si vous êtes innocent ».

—« Qui vous a dit que je l’étais » ?

—« Des témoins mon petit, des témoins. Un groupe de pèlerins, des personnes assez âgées m’a-t-il semblé à leurs voix. Ils ont vu le gars projeter les pierres sur vous et glisser à son tour jusqu’au sol ».

 Patrice comprend que la vieille est aveugle.

—« Comment savez-vous qui je suis » ?

—« Votre chien, son odeur particulière, mi chien, mi sauvage, et surtout sa taille. J’entends quand il halète, j’imagine sa grande taille. Tout le monde en parle. On parle aussi d’un couteau marqué d’un dessin d’abeille. A mon sens, s’ils vous trouvent avec cet objet sur vous, vous êtes bon pour le bagne et même plus ».

 Cette remarque agit sur Patrice comme un éclair foudroie un chêne. Bon sang, est-ce possible ?, le mourant lui aurait fait cadeau de son couteau dans le seul but de le faire arrêter. Dans ses derniers moments de lucidité, il aurait trouvé l’ultime moyen de se venger. Il savait que son frère partirait à sa recherche et n’abandonnerait pas avant de l’avoir retrouvé ».

 —« Les pandores sont déjà passés par ici, mais on ne sait jamais, quand ils sortiront de l’auberge d’en face, toi et ton chien vous irez vous cacher dans le cellier en attendant qu’ils quittent la vallée. Et à présent, tu vas me donner ce couteau, s’ils le trouvent ici, ils seront bien en peine de me faire dire de qui je l’ai reçu, j’y vois rien ».

                                                      *   *   *

Clara s’est un peu calmée. Par trois fois, elle a failli glisser du dos de sa Jument Syrah. Florimond en est pâle, il a promis à sa mère de veiller sur elle, mais il pense surtout que lui-même serait atterré de la voir se blesser.

—« Clara, de grâce, ne maintient Syrah au trot que dans les lignes droites . Allons au pas quand nous traversons les points difficiles, tu vois bien que c’est piégeux ».

 Ils ont quitté Julie la veille et n’ont arrêté leurs montures qu’au coucher du soleil, Florimond s’obligeant à se déplacer le plus souvent au pas pour ne pas fatiguer les bêtes. Même à cette allure, ils gagnent sensiblement sur la marche lente de Patrice et de l’autre homme qui l’accompagne. Ils ont appris son nom : Yann, ce sont les moines de Sarrance qui leur ont dit. Ce matin, ils sont repartis dès l’aube et ils espèrent les rejoindre avant ce soir.

Dans le courant de l’après-midi, ils font une halte au carrefour des trois auberges. Ils posent les traditionnelles questions. –Un troupeau avec deux hommes et un chien ? Non, pas vu. Nous on a eu la visite d’un homme qui a été rejoint par un autre gars deux heures plus tard. Celui-là oui, il avait un chien énorme, jamais vu cela. Il a rejoint son ami après que les gens d’armes aient quitté la vallée. Oui, les pandores cherchaient un homme porteur d’un couteau frappé d’une abeille, si j’ai bien compris. Aucun des deux ne le portait, j’ai l’œil. L’autre homme venait de chez Noémie, la vieille aveugle qui tient l’auberge à moitié en ruine, sur le coin d’en face.

—« Tiens, des jeunes », fait Noémie dont les narines se dilatent et les oreilles s’orientent sans cesse pour compenser sa cécité. —« Que voulez-vous, mes agneaux » ?

—« Nous avons perdu la trace de personnes que nous devons absolument retrouver. Elles conduisent un petit troupeau de moutons et sont accompagnées d’un énorme chien roux ».

 Clara explique son histoire en phrases courtes. Sa voix charmante met la vieille en confiance.

—« Ils sont plus avec eux, les moutons. Les brebis sont restées chez le berger du hameau, à l’abri en attendant d’avoir leurs agnelets. Quant aux deux hommes, ils ont dû quitter la voie principale qui mène au col du Somport, vers l’Espagne».

—« Mais par où sont-ils passés dans ce cas » ?

—« D’après ce que tu m’as appris petite, j’ai dû recevoir la visite de ton père, celui que tu appelles Patrice. Je lui ai conseillé, en quittant Etsaut, de quitter la vallée d’Aspe afin d’éviter les mauvaises rencontres. Il a dû rejoindre son ami et emprunter ensemble le chemin que je lui ai conseillé : Le chemin de la Mâture. C’est par là que passent les bœufs qui vont chercher les grumes de sapins qui serviront de mâts pour équiper nos navires de guerre. Mais j’entends renâcler vos chevaux, vous ne pourrez pas passer par là avec vos bêtes. Ce chemin a été taillé à la barre à mine, à même la roche, par ordre de notre ancien roi, celui qu’on appelait le roi Soleil. Mais il est extrêmement périlleux, il surplombe d’une hauteur vertigineuse et sur une longue distance les gorges de l’Enfer, ce serait folie d’y aller avec vos chevaux».

—« Mais où mène ce chemin » ?

—« Les bœufs font uniquement le trajet aller-retour depuis la forêt où sont abattus les arbres. Mais il est possible de poursuivre par les sentes de montagne, de bifurquer à droite devant les lacs d »Ayous et de monter jusqu’au col de Somport où il rejoint la route pour la traverser. Si vous partez immédiatement, en restant sur la route principale, vous devriez avoir le temps d’arriver au col avant qu’ils y parviennent eux-mêmes. Faudra vous couvrir là-haut, j’entends que le vent nous apporte le crachin ».

j de j 7 septies CHOC 7

                                                                     *   *   *

(7)

 

—« Ah nous arrivons, Choc accourt déjà ».

 A l’écart du sentier, l’homme mort a été enterré le mieux qu’ils pouvaient, à coups de couteaux dans une terre aussi compacte qu’un grès. Pour la deuxième fois, Patrice a employé le grand couteau que l’individu lui confia avant de mourir. Il s’interroge encore sur le pourquoi de ce geste curieux. Ils n’ont pu creuser qu’à mi profondeur, ont déposé le corps et l’ont recouvert de grosses pierres. Pour ceux qui observeraient la sépulture depuis le sentier en contrebas, une  croix faite de deux branches complète l’ensemble, celles utilisées pour confectionner le traineau. Par-dessus le petit édifice, Yann a déposé la pierre qu’il avait emmenée jusque-là. « Juste retour des choses »–dit-il. –« Déroutant bonhomme, –se dit Patrice– il lui rend pierre pour pierre tandis qu’hier, il lui offrait la bénédiction pour lui procurer l’ultime espoir de passer par le chas de l’aiguille ».

 Choc montre de la nervosité, les hommes pressent le pas vers le troupeau de moutons. Le groupe qui les avait rejoints est sur le point de partir, ils craignent la chaleur. Pour eux la route sera interminable, à petits pas de vieux, mais comme ils le répétaient hier soir en riant autour d’un feu de trois brindilles, ils ont tout leur temps.

 La brebis blessée par la chute de pierres n’a pas survécu à ses blessures. Elle n’a pas saigné, sa toison a protégé la peau. Ce sont ses entrailles qui ont subi des dégâts.

 Mais il y a là deux agneaux de plus. La pauvre bête a rassemblé ses dernières forces pour mettre bas. Une de ses congénères l’a d’ailleurs imitée. Elle garde les deux agneaux sous ses mamelles et sous sa protection. Les petits marcheront dans l’heure mais sont encore fragiles, il faudra les porter pour sortir du défilé.

Patrice s’avance vers la brebis morte. Il se sert une fois de plus du grand couteau à l’abeille. Il faut récupérer la toison et partager la viande, ceux qui en désirent devront attendre.

Ils attendent tous, ce n’est pas tous les jours festin.

Pour Patrice, la nourriture ne manque jamais. Pendant que ses bêtes paissent dans les prairies ou le long des routes, il trouve pratiquement tout ce dont il a besoin. Racines, champignons, insectes qu’il fait griller, fruits sauvages, petits gibiers pris au collet. Ne manque que le pain que l’on peut acheter chez les fermiers ou dans les villages. Et de temps en temps un coup de vin. Yann qui l’accompagne ne dit jamais non. Sauf pour les criquets grillés, il a beaucoup hésité avant de les ingurgiter. Mais il n’a pas regretté, finalement, passé la premier dégoût, ce n’est pas si mauvais ce croquant libérant un petit goût de noisette. Il apprend au fur et à mesure. Lui, ce serait plutôt les produits de la mer, mais on en est loin.

 L’odeur de la viande crue va rapidement attirer des centaines de mouche. Nous ne sommes qu’au début de la journée et déjà, la chaleur augmente rapidement. Il faut sortir de ce défilé et cuire la barbaque au plus vite. Les meilleurs morceaux sont répartis à tous les membres du groupe. Impossible d’emporter la carcasse mais elle sera vite nettoyée par les humains de passage et la nuit prochaine, par les animaux. Choc n’a pas attendu, il se dandine fièrement avec quelques os entre les mâchoires. Patrice observe la scène, une écharpe de tristesse glisse devant ses yeux. Un chien plus grand qu’un loup. Il ne peut s’empêcher de revoir pour la millième fois la scène de sa fille chérie, sa vie dispersée dans le pierrier.

 Patrice et Yann portent chacun un agneau sur les épaules, suivis de près par la brebis qui a adopté le rejeton orphelin. En trois longues enjambées, Choc fait demi-tour pour surveiller les arrières, vient renifler les agneaux de sa grosse truffe et repart vers l’avant de ses bonds élastiques. La troupe atteint la sortie du défilé en début d’après-midi, En cinquante pas, le sentier s’étale de droite et de gauche. Après l’étroitesse de la gorge, le paysage explose sous un éblouissant soleil. La roche échange ses grenailles contre une herbe tendre sur laquelle se rue le petit troupeau. A mi pente, une double rangée d’épineux hache le bleu du ciel.

Quelques personnes s’y sont déjà arrêtées à l’ombre pour casser la croûte. Leur groupe les rejoint. Avec eux, la viande est partagée, cuite et engloutie dans les ventres affamés. A leur tour, ils font passer leur fromage et leur pain. Tous ont perdu l’habitude de manger à leur faim, les estomacs se distendent, la somnolence gagne. Les femmes et les hommes se reposent dans la fraîcheur des pins traversés par un ruisseau de pur cristal. Dans la quiétude de cette après-midi, après les évènements d’hier, pour la première fois depuis longtemps, Patrice ressent le besoin de se fixer quelque part. Quelle beauté sauvage, le paysage est beaucoup plus vaste et tourmenté ici que dans son pays. Quelle est l’altitude de ces montagnes ? De la neige par plaques dans l’ombre des sommets, des névés lui a-t-on dit. De la neige alors que l’été est proche! Mais avant de les toucher du doigt ces géants, d’immenses pentes d’herbe. Disséminés comme d’épars rassemblements de marguerites, des troupeaux de moutons, innombrables. Après avoir côtoyé la grande faucheuse, avoir traversé le défilé lui apporte une renaissance .

 Le soleil décline, le groupe de personnes âgées se met en mouvement après s’être étiré en craquant de partout. Ils en rient. L’autre groupe qu’ils ont rencontré sous les arbres revenait de Compostelle et s’apprête à s’engouffrer dans le défilé d’Escot.

 Yann s’adresse à Patrice :

—« Je t’observais tout-à-l’ heure, tu admirais le paysage. Il est vraiment magnifique, un des plus beaux que j’aie eu la chance d’admirer dans mon périple depuis Marseille. Si tu poursuis cette route vers Santiago, ce serait bien de trouver dans ces vallées une bergerie pour y laisser ton troupeau ».

—« Tu as raison, l’herbe y est dense et grasse, ce serait parfait. De plus, les autres brebis ne vont pas tarder à mettre bas également, cette fois, il faut rapidement trouver une solution ».

                                                         *   *   *

Tendant l’oreille aux potins des rues, rassemblant des bribes de conversations, Clara et Florimond complètent les nouvelles comme les pièces d’un puzzle. Le père de Clara est bien passé par ici, à Oloron Sainte-Marie. Curieusement, il y est même très connu. Un éleveur de la région est furieux contre lui. Dans des circonstances bizarres, cet éleveur aurait perdu plusieurs des bêtes achetées à son père. De plus, l’éleveur ne voit plus revenir un de ses frères. Ce dernier l’avait accompagné pour tenter d’annuler la vente et récupérer ses liards. Clara ne comprend pas grand-chose à ce différend. Ce qui l’inquiète, c’est que depuis la disparition de son frère, l’acheteur, homme influent semble-t-il, aurait fait appel à la maréchaussée pour demander des comptes à son père avec lequel  ils s’étaient disputés. Le frère dont question avait été retrouvé mort, enseveli sous un amas de pierres. Il n’avait pas été dévalisé. Son cadavre portait encore à la ceinture une bourse contenant quelques pièces d’argent et de cuivre, des liards et des sols. Par contre, son couteau avait disparu. L’éleveur en était contrit, il l’avait gravé, l’ornant d’une abeille sur le pommeau du manche. Il l’avait offert à son frère lorsqu’il avait accepté de travailler pour lui. Le père de Clara n’était pas seul, il était accompagné d’un individu et d’un chien énorme qui les aurait menacés. Qu’était-il arrivé exactement ?

—« Bien Clara, ton père est passé récemment par cette ville. Nous gagnons rapidement du terrain. Mais il semble qu’il y ait danger. Par contre,  il ne serait plus seul. Il faut le rattraper avant qu’il doive rendre des comptes. Je n’imagine pas un seul instant ton père responsable de la disparition de cette personne, à moins d’un accident. En route à présent. On ne reste pas une minute de plus ici, cela pourrait éveiller des soupçons. Je ne tiens nullement à avoir des démêlés avec la justice à propos d’une affaire dont je ne maîtrise pas les ficelles ».

—« J’ai aussi entendu que lors de cette dispute,  l’acheteur qui voulait annuler la vente avait retrouvé mon père au sud de l’Estanguet. Il semble qu’il  suive encore et toujours le chemin qui mène à Saint Jacques de Compostelle. Mère, il faut nous séparer, je vais monter à dos de Syrah avec une partie des bagages. Tu porteras juste ce dont tu as besoin. De cette façon, je pourrai me déplacer deux fois plus vite que si nous restions ensemble, et quatre fois plus vite que mon père ralenti par ses bêtes. Dans un jour ou deux, je l’aurai rattrapé ».

—« Tu n’y penses pas, je refuse de te voir partir seule sur les chemins. Après nos retrouvailles, je ne supporterais pas qu’il t’arrive quoi que ce soit de funeste ».

—« C’est pourtant la seule solution. Je ne m’écarterai pas du chemin de Santiago, je serai sous la protection des pèlerins qui font le voyage. Je m’arrêterai à l’église de chaque village pour y laisser un signe de mon passage.  A gauche en bas de chaque porche d’église, je tracerai la lettre C».

 L’enlèvement de Clara par ses pseudo-parents avait eu un effet bénéfique : la dame lui avait appris l’alphabet et avec beaucoup d’application, Clara parvenait à déchiffrer des mots et parfois même de courtes phrases. Julie quant à elle n’avait jamais appris. Clara dessina pour elle la première lettre de son prénom sur le sol.

—« Regarde mère, c’est un C que je tracerai, il te suffira de me suivre. A présent, en route».

Florimond s’interpose :

—« Non Clara, il ne faut pas partir seule, je t’accompagne, mais tu ne peux pas monter sur ta jument, monter à cheval est très mal vu, cela ne se fait pas pour les, heu, pour les femmes ».

—« Et pourquoi donc » ?–répond Clara très fière de s’entendre traiter de femme.

 Florimond est visiblement mal à l’aise. Julie le sort d’embarras.

 —« L’église n’approuve pas, Clara, c’est tout ». Mais qu’importe, après réflexion, j’approuve le choix de Florimond, je me sentirai moins inquiète te sachant protégée par ce grand gaillard ». Mais avant que vous partiez, nous devons résoudre un autre problème ; Clara, tu vas te déguiser en garçon. Autre chose, Florimond tu nous as dit que tu devais retourner à la ferme avec ton cheval Grenade pour soigner les vignes ».

—« Père comprendra, il comprend toujours ce qui est juste ».

 Sa fille a raison, il faut faire vite.  Elle confectionne une sorte de paire de pantalons en cousant jusqu’à mi-cuisses une longue jupe de Clara. Sa fille rassemble ses longs cheveux de jais en chignon et se plante le chapeau de Florimond par-dessus. Tout son jeune frère, mais avec de grands yeux bleus.

—« Soyez prudents. Florimond, je compte sur toi pour la protéger. ».

 Après un dernier signe du bras en guise d’adieu, Clara pousse un cri aigu et, lançant le quadrupède au trot, tente de garder un équilibre précaire. Florimond engage vivement Grenade à sa suite et en guise d’adieu, fait un signe d’impuissance à une Julie statufiée.

 

J de J 5 / 5 – La Vie Douce 5

5

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amethyste vie douce  –  Jehan…

C’est un appel en murmure, presque inaudible, mais suffisant pour faire bondir vers la porte la silhouette brune  assise près de la fenêtre :

– Vite, quelqu’un, vite ! Elle a parlé

D’autres formes, blanches celles-là, (Des formes blanches) apparaissent et s’agitent dans un brouillard. Les formes parlent, avec trop de mots qui s’entrechoquent, qui se répondent en échos, répétés par plusieurs voix. 

La silhouette brune s’approche.  ( près de son visage) Un pinceau soyeux de cheveux auburn touche sa joue. Une voix – la voix de la boite rouge ! – murmure son nom en le raccourcissant :

– Marie ? Marie, tu m’entends… ?

Répondre aux cheveux auburn, sourire. L’effort est grand ; trop ; surhumain. Il lui semble courir dans un nuage, ses pieds sont empêtrés de (dans des) à voir ) sables mouvants. Elle ferme les yeux.

– Non, non,…

Les ordres fusent, péremptoires :

– Empêchez-la de se rendormir, vite ! Gardez-la éveillée, parlez-lui.

Les cheveux auburn se liquéfient en larmes, l’une d’elle l’atteint au coin de la lèvre. Elle la cueille d’un bout de langue précautionneux, comme elle faisait il y a … il y a … Longtemps. Dans un monde disparu, un monde d’enfance.

Un jardin, une enfant tombée dans l’herbe et qui pleure. Ma sœur Delphine

– Delphine ?

Les yeux s’ouvrent de plus en plus larges, de plus en plus grands. La lumière les aveugle, dans un grand silence. Puis quelqu’un rit comme on sanglote. Un autre dit :

– Comment vous sentez-vous ?

Elle s’entend répondre qu’elle va bien, merci, et qu’elle a soif. Et pourrait-on fermer cette fenêtre ?

* * *

Au soir de ce jour mémorable, lorsque Marie est sortie d’un long coma de plusieurs mois, les docteurs et les infirmières ont doucement renvoyé Delphine chez elle. Marie ne risque plus rien, il lui faudra quelques semaines de rééducation, mais le pire est écarté. Ce ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir.

Le lendemain, ses enfants sont venus. Intimidés, effarouchés. Amenés par ses parents, (qui ravalent) ravalant leurs larmes et leur peur. Ils ne veulent plus rien voir d’autre que leur enfant retrouvée. Qu’ils ( Ils l’avaient cru perdue à jamais.

– Mais tout ce temps comment te sentais-tu ? Te souviens-tu de quelque chose ?

– Non. Je pense que je dormais, n’est-ce pas ?

On lui a dit qu’elle avait eu un accident, elle se souvient du choc, du téléphone rouge.

– C’est Delphine que a donné l’alerte, elle a entendu le choc, vous parliez ensemble.

Les souvenirs reviennent, précis, la peur, la chute, le trou noir. Et puis…

– Non, je ne me souviens de rien d’autre. J’étais la, on me soignait, n’est-ce pas ? J’ai survécu grâce aux soins, l’hôpital, les infirmières, les médecins, les médicaments (1)  Je leur dois une fière chandelle.

Elle rit, avale une cuillerée de yaourt. Elle dit :

– C’est bon, j’ai une faim de loup.

Concentrée sur un gout, une odeur, une couleur, des fleurs devant la fenêtre, la nouvelle coiffure de sa sœur. On lui demande si elle veut voir les infos, elle dit non, merci. Docile, souriante. Non, merci, pas d’infos, vous pouvez enlever la télévision, non, merci, pas de journaux, je n’ai pas envie de lire. Oui, des roses, portez-moi des roses. Mon parfum. Du rouge à lèvres.

Les choses s’accumulent sur la petite table auprès de son lit, et dans le tiroir : des bonbons, des photos, des coloriages, des tubes de crème, une petite boite avec un jeu de pièces de bois à assembler, un cahier dans lequel elle est censée noter ses progrès. Car elle recommence à marcher, ses jambes blessées ont eu le temps de cicatriser, de guérir ; on lui faisait beaucoup de thérapie (de rééducation passive pendant son coma. On en parle autour d’elle librement, elle fronce les sourcils. Ce trou de plusieurs mois dans sa vie, elle voudrait défendre qu’on y touche, qu’on en parle.

* * *

Er puis tout va três vite : un soir, Jean-François, son médecin préféré, celui qui a des yeux d’eau claire – mais où, où donc ai-je rencontré un tel regard ? – lui dit qu’elle sortira dans deux jours, tout est en ordre, il n’y a plus aucune raison de la garder.

– Sauf  que j’ai du mal à vous laisser partir, nous nous sommes habitués à votre douceur, votre patience. Mais vous êtes tout à fait rétablie maintenant. Tout est prêt pour votre départ. Vous reviendrez pour des visites de contrôle, la première le mois prochain.

– Le mois prochain ?

– Oui, le quinze juin à neuf heures trente, n’oubliez pas.

– Je le note sur mon carnet.

Elle fouille dans le petit tiroir, cherche dans un fouillis de crayons et de cartes de vœux, de tubes et de bonbons dans leurs cellophanes rouges. Le carnet lui échappe, se blottit tout au fond. Elle tire de toutes ses forces, trop brutalement, et le petit tiroir tombe à terre, aux pieds de Jean-François.

Pour une autre malade, il aurait sonné l’aide infirmière. Pour celle-ci, qu’il soigne depuis son arrivée dans son service, aux mois d’hiver, il se baisse, l’aide à ramasser le contenu du tiroir tombé à terre. Loin sous le lit, presque inatteignable, quelque chose, brillant, attire son attention :

– Quel joli caillou ! Qui vous l’a donné ?

Il tient dans le creux de sa main une petite pierre violette, ronde, polie par les centaines d’années passée au creux de la rivière, quelque part, loin, loin … Marie ferme les yeux, essaie de se souvenir, tandis que Jean-François poursuit :

– C’est une améthyste, la fameuse Pierre Violette des alchimistes. Si nous étions au Moyen Age je vous dirais que …

– J’étais au Moyen Age.

– Pardon ?

– Jean-François – je peux vous appeler Jean-François, docteur ? – je vous dis que j’étais au Moyen Age. C’est un homme qui me l’a donnée, Il s’appelait Jehan, Nous y habitions à flanc de colline, une chaumière, pas très loin d’une ville fortifiée, je ne sais laquelle. Il y avait une châtelaine qui m’achetait des dentelles. Ma mère filait au fuseau, je veux dire : une femme que j’appelais “mère”. Je gardais les moutons … “

Elle parle, parle ; tout juste si elle s‘arrête un peu, le temps de reprendre haleine ; puis reprends. Hativement. Comme si elle avait peur d’oublier.  Il l‘écoute, sa main refermée sur la main de Marie, celle où la pierre violette tiédir au creux de la paume.

* * *

Marie regarde en souriant l’homme qui marche à ses cotés dans les rues de la petite ville fortifiée. Il est grand, mince. Il rit et prend des photos d’elle, avançant à pas lents dans les rues empierrées. Ils entrent dans le château par la cour d’honneur. Ce soir il y aura un concert sous les étoiles, ils viendront, ils ont tout le temps après le diner au Chapon Fin et avant la nuit dans la grande chambre médiévale : la leur pour encore trois nuits à l’Hôtel des Couronnes. Ils ont le temps, tout le temps pour se trouver, se chercher, se perdre et se retrouver encore. Jean-François a laissé son travail pour la suivre, elle, ses cheveux courts, ses pantalons de garçon, son désir de paix. Ses histoires d’un autre monde.

Dans sa poche elle caresse la pierre violette, promesse de la vie douce, reconstruite.

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(1)  lesquels ? je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’insister, car comment le saurait-elle ? et surtout, quel est l’intérêt de le savoir, pour l’histoire ? ).

je préfère : remèdes.

oui, mais « remèdes » c’est trop vague, mon ami Jal ! medicaments, c’est le truc chimique qu’on te donne quand tu es malade ; « remède » ce peut aussi bien être une accomodation financiere pour guérir par exemple une dette : ou un truc psychologique pour soigner une crise morale ; ti vois ? Je garde les « médocs « 

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Lise Genz / janvier 2013 

J de J 5 / 4 – La vie douce 4

4

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Vie Douce 1

Vie douce 2

Vie douce 3

  

C’est une vie au jour le jour, une vie dont Marion ne perçoit pas la misère, n’en connaissant point d’autre pour établir des différences. Elle s’est accoutumée à son malheur (amertume ? )   sa dureté, sans lui donner un nom. Ses jours sont faits de travaux humbles, de gestes silencieux, de paroles furtives, en phrases courtes. Ses pensées voltigent, inachevées.

Elle n’a plus remis les chausses de Jehan ; elle n’a plus couru seule par les chemins ; elle n’a plus sifflé le grand chien roux. Elle se garde de tout ce qui pourrait amener chez l’homme le froncement de sourcils, la mine sévère, la parole dure. Elle a vite compris que pour conserver une certaine douceur de vivre il lui faut (fallait ?) aller plus loin que l’obéissance, plus loin qu’elle-même. Elle s’y résout avec patience.

Cependant lui arrivent des éclairs de vie, des pensées étrangères à ce qu’elle connait ou croit connaitre ;  des images fantastiques, fugitives, qui disparaissent aussi vite qu‘elles apparaissent. L’une s’impose comme un souvenir, un petit objet rouge, brillant, qu’elle possédait. Un boîtier, plat. Le contact de cette boite dans sa main. Son attiédissement au contact de son oreille. Car la petite boite parle. La petite boite pleure, se lamente (1). Il y a des voix qui en sortent, inaudibles encore. Marion se tait, elle attend, elle écoute un silence fait de milles certitudes. Puis elle oublie la boite rouge, jusqu’à la nuit suivante, jusqu’à l’après midi de solitude, lorsqu’elle garde les moutons en plein champs. Lorsque ses pensées l’emmènent plus loin qu’elle-même et qu’elle essaie maladroitement de se raccrocher à des lambeaux de mémoire. 

Elle ne parle à personne de ces images : elle a déjà assez mauvaise réputation(pour quelles raisons ?) ( oui, il faut expliquer , c’est confus. – à revoir), elle et ses cheveux courts, que Jehan lui impose de cacher sous la coiffe bien serrée. Elle a appris à se taire, à baisser les yeux, à ne faire que les gestes permis, ne dire que les mots indispensables. Jehann est le centre de sa vie, son seul point d’attache. Elle ne fera rien pour se détacher de cette ancre, de ce point de clarté. Sa seule raison de vivre. Loin de lui, tout et le pire lui arriveront. Loin de lui, c’en sera fait de la tendresse des nuits.

* * * 

Au soir d’un jour plus rude que les autres, à l’heure des baisers et des caresses, lorsqu’ils se retrouvent tous deux derrière les rideaux de leur lit clos, il lui donne en souriant gauchement le trésor du jour, trouvé dans le lit de la rivière, sous les ajoncs : une pierre ronde et violette, lisse et soyeuse, sans défaut comme sans valeur.  Elle sourit et la garde dans sa main fermée après l’avoir portée à ses lèvres. Et s’endort heureuse, confiante, sans savoir ni pourquoi, ni en qui.

* * *

 (suite et fin)

Lise / janvier 2013

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(1) les repetitions sont voulues, mais  sont-elles nécessaires ? n’alourdissent-elles pas l’ensemble ? c’est donc a revoir, merci les pates roses .

Les répétitions pas de problèmes, ce qui me dérange, c’est la notion de boîte, cela semble vide, léger, creux. Le boîtier sonne plus « compact ». C’est subjectif of course.

j de j 7 sexies CHOC 6

                                                           *   *   *

(6)

  Le premier, Patrice se réveille parmi la dizaine de personnes allongées sur le sol. Le confort est rudimentaire. Hier soir, trop d’émotions et l’obscurité gagnante.  La petite troupe d’humains et de bêtes fut obligée de faire halte à cinquante pas du lieu de l’attentat. Des pèlerins se sont joints à eux. Ils ont été témoins de l’agression. Depuis l’auberge, ils suivaient Yann et Patrice à vue et quittèrent sans le vouloir le sentier de Compostelle. Etant donné leurs âges vénérables, ils avançaient à peine plus vite qu’eux. Sortant de la pénombre, Ils étaient apparus à l’instant où Patrice retirait de sa bourse une pièce de cuivre frappée au nom de Ludovicus XV. Ils le virent la glisser dans la poche de l’homme qui avait sonné l’heure de sa propre mort.

 L’un d’entre eux dit connaître ce défilé pour avoir effectué le même pèlerinage douze ans auparavant. Ils ne pouvaient laisser le cadavre au milieu de l’étroit chemin bordé de murs calcaires. Ce n’était pas un endroit décent pour confectionner une tombe qui aurait dû être enjambée par les passants. Il fallait le transporter à un endroit où la vallée s’élargirait à nouveau.

 Après réflexion, le trajet de portage serait trop long en poursuivant de l’avant. Aujourd’hui, la meilleure solution est de faire demi-tour. Patrice avise des arbrisseaux qui semblent pousser à même la roche. Comment certains vivants parviennent-ils à trouver refuge sur si maigre ressource ? Grâce au couteau à l’abeille, il découpe deux longues branches un peu tordues. Elles feront l’affaire pour confectionner un brancard. La raideur cadavérique de leur agresseur ne facilite pas l’opération. Patrice le rejoint à ce moment. Unissant leurs forces, ils maintiennent les bras du mort vers le haut de sa tête. Cela leur permet de passer les deux branches dans les manches de sa veste et dans celles de son pantalon. Le gars n’est pas beau à voir. Sa tête peinte de son sang a presque doublé de volume. Yann se fait la réflexion que le cœur a dû continuer à battre, ignorant que le propriétaire avait mis les voiles.

 Après avoir informé le groupe de pèlerins, Patrice donne ses consignes à Choc : —« Pas bouger » ! Il gardera les brebis pendant leur absence.

 Les deux hommes  rejoignent le cadavre fagoté dans son brancard. Yann dépose sur la dépouille une des pierres que ce dernier avait fait chuter. Chacun empoigne une des branches, tirant le mort emprisonné dans cette sorte de  traineau dont les extrémités laissent deux traces parallèles derrière elles, dans les graviers du sentier. Encore allongés, les gens restés sur place les regardent s’éloigner. La plainte ininterrompue des deux branches sillonnant les roches finit de les éveiller complètement.

—« Drôle de situation »–fait Patrice.

—« Il m’est déjà arrivé d’enterrer des ennemis, lors de conflits armés par la main de la guerre »

—« Dans des circonstances similaires, aurais-tu  enterré ton officier anglais ? »

—« Mon tortionnaire ? Hé !  –Ce salaud doit être bien vivant, c’est coriace ce genre d’individu. Vicieux et malin comme il l’est, il ne doit pas se laisser abattre facilement ».

—« Tu auras laissé passer pas mal de temps avant de retourner en Bretagne. Penses-tu que ce sera suffisant pour éviter des ennuis une fois arrivé sur place » ?

—«  J’en doute, mais je dois y retourner. Je n’ai aucune nouvelle de mon épouse Gwenn et de mes parents. Rappelle-toi, nous étions poursuivis par les Anglais en Nouvelle France. Ils avaient l’intention de trouver refuge à Saint-Pierre et Miquelon.  Je n’ai jamais connu la suite. Peut-être  ma femme et mes parents sont-ils toujours en vie. Peut-être aussi ont-ils réembarqué vers la France ? Si c’est le cas je ne vois qu’un lieu où chercher, c’est la ville de Roscoff que nous avions quittée pour Saint-Malo, avant le grand départ ».

—« C’est un port » ?

—« Roscoff, oui, nous y habitions. C’est le bi du bout de la Bretagne, l’Armorique comme l’appelaient les Romains, une des portes de la mer. Un des doigts de la main qui indique la direction de l’océan et la nouvelle France. Celle-là, elle doit être dans un triste état actuellement ».

                                                           *   *   *

 Julie et sa fille ne parlent pas, elles n’ont plus ouvert la bouche depuis leurs adieux aux vignerons. Julie démêle ses pensées mélangées dans la poussière blonde soulevée par les sabots de Syrah.

 Une certitude s’impose: si elle poursuit sa route, ce doit être avant tout pour sa fille. Elle ne se fait pas d’illusion, refuse de croire au miracle, sans se bercer d’illusions : en les retrouvant toutes deux, Patrice pourrait n’avoir d’yeux que pour son enfant, car après réflexion, pourquoi aurait-il encore un regard pour sa femme ?

 Elle se sent coupable d’avoir délaissé son homme, d’être retournée chez ses parents alors qu’il avait besoin de sa présence autant qu’elle de la sienne. Elle peut sans effort  imaginer Patrice se retrouvant seul avec Choc pour tout compagnon. Il semble que ses amis et connaissances l’aient évité en ce moment où il avait tant besoin de présences amies. Mais la gêne, les superstitions, la peur au ventre : celle d’attirer « la bête ». Julie au contraire, avait trouvé aide  et soutien auprès de ses parents. Elle avait bien conscience que son homme s’évertuait à la faire revenir à la maison. Mais elle était alors sans réaction, démunie, engourdie dans sa douleur. Découragé, Patrice avait quitté la contrée, sans ultimatum ni reproche. En abandonnant son ancienne vie, il avait fait un crochet par les terres des parents de Julie. Devant leur ferme, il avait ralenti la cadence, retiré son large chapeau de feutre gris et salué à trente pas. Il était accompagné du troupeau et de Choc qui était devenu énorme. Une bête tendrement terrifiante, d’une beauté sauvage mais affectueuse pour qui n’avait pas peur de l’approcher. Tout dans l’attitude de Patrice indiquait qu’il ne reviendrait sans doute jamais.

 Parfois, Julie se sent forte, pleine d’espoir : cela ne fait pas si longtemps que son époux a quitté le pays. Accompagné par son troupeau, la déambulation doit être ralentie pour laisser paître les brebis. Fidèle à ses convictions, Julie est sûre de bénéficier d’une grâce céleste pour retrouver son époux. Mais elle n’est pas certaine du tout de sa réaction à son égard.

 Ses réflexions sont interrompues par le rythme sourd du trot d’un canasson. Mère et fille attendent, la longe de la jument au poignet de Clara. Un cheval passe la tête au détour du chemin et s’arrête pile pour déguster les dernières feuilles d’un arbuste grêle. Le canasson est monté par Florimond, le fils aîné des vignerons; c’est une bête tout en muscle, large d’épaules et de croupe, entraînée aux rébellions de la terre. Ils l’appellent Grenade, comme le nom de la ville andalouse d’où étaient issus les ancêtres du vigneron, avant qu’ils soient chassés de Castille.

 —« Bonjour Julie, bonjour Clara, heureux de vous retrouver. J’ai fait faire un large crochet à mon cheval, nous sommes passés par un village plus au sud. Pour le moment, vous suivez une route parallèle à celle empruntée par votre mari, et ton papa, Clara. J’y ai appris qu’il y a deux semaines environ, un homme a traversé les pâtures au nord de ce village avec son troupeau de moutons et un grand chien roux. Ils ont dû couper à travers le causse et changer de vallée en obliquant vers le midi. Je vous accompagne un bout de chemin, je vous indiquerai celui à suivre pour ne pas être obligées de faire demi-tour. Nous passerons par Oloron Ste-Marie. Une des dernières villes avant la frontière. Là, vous devrez poursuivre seules, on a besoin de Grenade dans les vignes. Vous bifurquerez à droite en suivant la rivière, plein ouest vers l’aval. Vous dépasserez Oloron, Salance et Lescun. Après, je ne connais pas ».

 Syrah est attachée par la longe, en tandem derrière la jument Grenade. De temps à autre, Clara monte en croupe sur le dos de Grenade. Empêtrée dans sa longue robe, elle s’assied de côté, en amazone et en serrant fort la taille de Florimond. —« je n’ai pas envie de perdre l’équilibre »– .

Un petit sourire se dessine sur le visage de la mère : après quelques échanges, il lui semble évident que Clara reste de plus en plus longtemps sur ce cheval, avec ce beau jeune homme aux yeux envoûtants. Boudiou, elle ne va pas nous tomber amoureuse cette petite, elle vient à peine de ressusciter ! Elle lève les yeux vers sa fille perchée là-haut. Clara s’appuie contre l’épaule de Florimond. Tous deux ont l’air d’être aux anges.

J de J 5 / 3 – La vie douce 3

chap 1

chap 2

3

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habillement paysant moyen age couleur

“ … Ils cuilloient es bois les glandes

Pour pains, por chars et por poissons,

Et cerchoient par ces buissons

Par vaux, par plains et par montaignes,

Pomes, poirers, noiz et chataignes,

Boutons et meures et pruneles,

Framboises, freses et cenelles,

Feves et pois et tex chousetes,

Confruis racines et harbetes,

Et des espoz de blez frotoient

Et des resins as chans grapoient,

Sans metre en pressoërs n’en esnes. (1) …  »

Les strophes du roman de la rose chantent dans sa tête, ils se sont gravés dans sa mémoire la semaine passée, lorsqu’elle a apporté les dentelles à la châtelaine. Cachée derrière les rideaux de brocard, elle a vu les ménestrels, écouté les luth,  absorbé les mots qui chantent et décrivent la vie de tous les jours : “ Par vaux et plaines et par montagnes, pommes, poires, noix et châtaignes, boutons et mures et prunelles, framboises, fraises et cenelles, fèves et pois … Fruits, racines, herbettes, et les épis de blé …”

“ … Et quan li air iert apesiez

Et li vent moult et delitable

Si con en printens pardurable

Que cil oisel chascun matin

S’ estudient en leur latin

A l’aube du jour saluer … “ (1)

A l’aube du jour saluée par l’alouette, en ce début de printemps qui fait herbe douce, humeur joyeuse, m’amie, ma mie, allons au pré. Jehan chantonne en la regardant, elle rit de toutes ses dents, la vie devient douce au soleil des jours plus longs. La mère s’assied devant la porte avec son rouet, il semble que le monde n’en finit pas de s’étirer dans la douceur des jours.

Pourtant …

Le soir, à la veillée, les hommes parlent. Des mots reviennent, chargés d’ombre : peste noire, guerres, famine. On n’ose s’aventurer jusqu’à médire de ceux qui sont directement au dessus de la paysannerie, on ne prononce pas les noms des maitres. Pourtant, et bien que certains mots s’étranglent dans les gorges, ils résonnent dans les coins obscurs de la grande salle,  chargés d’inquiétude. Ils atteignent Marie-Marion en plein cœur et la font sursauter de peur : inquisition, chasse aux cathares, et d’autres, tous porteurs d’images de feu et de sang. Le Béarn, ilot salubre, a résisté à tous les assaults de la peste noire, mais les hommes d’armes des Albigeois sont partout. Ils frappent à l’aveuglette, sans discernement.  Nul ne peut leur résister, et surtout pas les paysant.

Les femmes se signent furtivement, essaient de repousser le malheur de leurs mains nues. L’ombre de la nuit succède aux jours ensoleillés. Marion frissonne.

( suite )

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(1) Le Roman de la Rose, Jehan de Meung et  Guillaume de Lorris, 1237/1250

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Lise Genz, 23 janvier 2013

j de j 7 quinquies CHOC 5

                                                                      *   *   *

(5)

 L’homme les avait suivis en ruminant sa vengeance. Il avait sauté à bas de la carriole de son patron cinq minutes à peine après qu’ils aient quitté l’auberge. Il avait été humilié devant les clients témoins de l’incident avec ce stupide chien. Sans compter le tenancier qui était de sa belle-famille. Celle-là ne manquait jamais de se moquer de lui en toute occasion, même devant sa propre femme qui elle, en souffrait sans broncher. Il va se venger, à ça oui, il va se venger.

 Il connaît assez bien la région. Il emprunte un chemin de traverse qui s’élève jusqu’à surplomber le défilé de l’Escot où, il le voit à présent, les deux hommes avancent lentement en discutant, accompagnés des bêtes. Il accélère le pas dans la montée, court sur le plateau, redescend quelque peu pour se placer à l’aplomb du défilé au creux duquel passerait la petite troupe. Il a juste le temps d’agir. L’homme ramasse un bâton qu’il fiche verticalement dans une crevasse de la roche pentue qui surplombe le défilé. Il choisit une grosse pierre qu’il cale contre le bout de bois. Il ajoute plusieurs autres pierres et admire l’instable pyramide. Il faut se dépêcher à présent. Il entend les voix des deux hommes qui se répercutent contre les parois de roche abrupte. Les bêlements des brebis les accompagnent de leur concert habituel. La troupe se trouve à présent pratiquement à l’aplomb de l’homme. Choc s’arrête et grogne. Mais il se trouve à l’arrière et la petite troupe poursuit sa lente progression.

 Tête la première, à plat ventre dans la pente, l’homme tire brusquement  la cale pour libérer le pierrier. Trop brusquement, il sent sa paume d’appui glisser sur la pierre moussue. Il a juste le temps de jurer mentalement. Une seconde plus tard, Yann et Patrice entendent un cri, lèvent la tête et voient fondre sur eux l’amas de pierres. Ils bondissent en arrière, un réflexe commun. Là-haut, le cri s’est mué en gémissements de désespoir. Sur un fond de ciel rose, la tête de leur assaillant dépasse de l’angle de la roche. Cette tête semble grandir au fur et à mesure des secondes qui s’égrènent et signent son arrêt de mort. Ils comprennent. L’homme glisse lentement vers l’abîme. On devine à ses mouvements de tête et à ses ahanements qu’il tente désespérément de faire marche arrière sur la pente glissante. Il semble d’abord chuter lentement. Presque sans transition, il s’écrase à leurs pieds après un cri d’effroi qui semble beaucoup plus long que le temps du vol. Son visage  est  en sang mais il ne meurt pas immédiatement.

  De sa main restée valide, il indique la direction de sa ceinture. Yann y découvre un couteau. Ils comprennent, cet objet est l’objet de sa fin tragique. Suivant les signes du gars à terre, Patrice reçoit le couteau des mains de Yann. Ce dernier s’agenouille sur le côté du mourant et lui chuchote quelques mots à l’oreille. Le blessé cligne trois fois des paupières. Visiblement, sa fin est proche. Yann se redresse sur les genoux et bénit le moribond. Il s’éteint avant que Yann ait terminé son geste ».

—« Tu n’es pas prêtre, Yann » !

—« C’est sans importance, lui, il n’en savait fichtrement rien. Nous avons appris à faire ce signe à bord des bateaux, avant que les mourants s’endorment définitivement. Il n’y avait pas de prêtre.

 Tête baissée, Patrice examine le couteau; une abeille est gravée sur son pommeau en corne.

—«Je ne puis accepter cet objet, chez nous, offrir un couteau ne se fait pas, ce geste brise l’amitié.

—«Oh, vous n’étiez pas précisément amis. De plus, la chute des pierres a esquinté une des brebis. Mais je connais cette superstition, glisse une pièce d’un sol dans la poche du bougre, ça suffira pour le lui acheter, son couteau».

                                                                      *   *   *

 Trois jours à surveiller le pas de Syrah, la jument; c’est tout bon, elle trottinera sur ses quatre pattes. Trois jours à partager leur vie. Trois jours perdus pour retrouver Patrice, mais trois jours de vie gagnés grâce à la chaleur de leurs hôtes-vignerons. Demain, Julie et Clara les quitteront aux premières lueurs de l’aube, tiraillées entre leur recherche et la petite blessure des adieux. Trois jours auront suffi pour créer le désir de rester là, sur place à observer les mains gonfler et rosir autour de l’outil, à sarcler les sillons entre les lignes des vignes, à effeuiller avec parcimonie, assez pour nourrir de lumière les vieux ceps qui portent peu mais bon. Trois jours seulement. Pour quelle raison certaines personnes prennent-elles tant de place dans nos vies ? A tel point que nous avons l’impression d’imploser quand on les quitte ?

 Julie et Clara ont mis leurs hôtes au courant de leur périple, du départ de Patrice avec Choc, le cerbère du troupeau. Un grand chien aux yeux de cuivre ou d’or selon les humeurs des cieux. Mais, renseignements pris au village, personne dans les environs ne les a vus passer. Les traces de leur passage ont disparu un jour avant que mère et fille soient recueillies chez eux. Se seraient-elles fourvoyées ?

 Julie leur exprime le désir de les revoir bientôt,  peut-être lors d’un voyage de retour ? Pâle, Clara  reste muette. Les hôtes répondent par gestes, avec les yeux et les mains. On se comprend ainsi. Non, pas de merci, revenez quand vous voudrez, retrouvez l’homme que vous cherchez, oui, revenez tous quand vous le pourrez

 Ils se sont alignés devant l’entrée de leur maison. Les deux fils ont le même regard doux et noir que leur père. Ce dernier explique à son tour : il est de descendance maure. Lors de l’expulsion de Castille des nouveaux chrétiens, leurs morisques, ses ancêtres furent expédiés depuis Séville vers un des ports français. C’était la destination de ceux qui désiraient poursuivre leur vie dans la foi qui leur avait été imposée. Les autres étaient renvoyés en Barbaresque, par-delà le détroit de Gibraltar.

—« Votre pays a accueilli mes aïeux il y a plus d’un siècle. Nous offrons l’hospitalité à toutes celles et ceux qui traversent nos terres ».

—« Mais il y a plus d’un siècle, dites-vous »–s’étonne Clara.

—« Mes aïeux devaient se sentir redevables c’est vrai, mais la tradition s’est perpétuée de génération en génération. Nous ne ressentons aucune obligation, c’est par plaisir, je vous l’assure ».

—« Que nos fils apprennent à leur tour »,–ajoute la mère.

 

Jaleph 22 janvier 2013

Le point au 21 janvier

8 Textes, 8 auteurs et 14 chapitres

: assez pour fabriquer un bon petit recueil d’une cinquantaine de pages en format 15 x 20 (cm), surtout si Jaleph continue son CHOC , et Lise sa VIE DOUCE …

Et les autres ? Il reste encore 10 jours avant la fin du mois, et plein de place dans l’atelier 😉

Les textes sont groupés ICI

J de J 5 / 2 – La vie douce 2

Chap 1

2

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Siffler, c’est ce qui lui reste d’un ailleurs qui commence lentement à se dissiper dans sa mémoire. Elle ne sait ni où ni quand, mais elle sait qu’elle sifflait, avant. Avant quoi, elle ne sait pas. Elle a seulement l’impression, tenace, que c’est un avant qui la précède.

Là-haut, au bout du chemin, un homme l’attend, devant la porte. Et la voici dans tout son être emplie de joie soudaine à la vue du visage tanné percé d’un regard bleu si clair qu‘il en devient limpide ; joie et désir, force, attraction ; souvenirs tendres, plaisirs, alanguissements, rires. Elle aime cet homme, sans savoir ni depuis quand, ni pourquoi, ni qui. Elle monte vers lui dans l’allégresse ; tends vers lui des mains qui offrent, puis reculent, soudain rebutées par le visage abrupt, coléreux.

– Vous avez encore pris mes chausses, Marion

La voix est râpeuse, l’œil de glace, assombri par une forêt de sourcils se rejoignant de colère à la racine du nez. Elle le regarde et sait qu’elle ne doit rien dire. Il la jauge de pieds en caps, se radoucie, murmure :

– M’amie, vous m’aviez promis.

Il se retourne, entre dans la maison. Elle le suit, captive, silencieuse. Une femme auprès de l’âtre chantonne des mots, “ Marion, Marion »

Les jours suivants, Marie-Marion-M’amie découvre toute une vie lointaine, des gestes appris il y a longtemps, qui remontent à la surface, des mots nouveaux dont elle sait l’usage sans en connaitre l’orthographe. Les jours sont simples : on se lève à l’aube, au chant d’un coq que la vieille de l’âtre nourrit avec ferveur. Jehan siffle le grand chien roux et part dans les champs. Ils reviennent boueux et contents, un lapin ou deux perdrix dans le sac, et trois feuilles mortes ou un caillou brillant que l’homme dépose sans un mot auprès de sa femme. Car elle est devenue sa femme – ou bien l’est-elle depuis longtemps ? Marie ne s’interroge pas, elle suit souplement la danse de l’amour, le jeu des deux corps offerts au même rythme. La joie l’inonde au matin, lorsqu’elle se retrouve dans les bras de celui qui lui donne au soir un plaisir aigu, muet, indomptable.

Le jour passe en taches multiples, sans heurts et sans secousses. On parle peu, avec des mots choisis, qui portent en eux une force abrupte. Jehan lui dit qu’il l’aime avec trois brindilles, avec un regard, avec les lèvres, avec les mains. Elle découvre, ravie, qu’elle sait décrypter le non-langage.

Elle découvre parcourt les jours fait d’une vie silencieuse, une vie remplie d’une multitude de petits bruits, grattements, craquements, sifflements, feulements : ce sont les choses qui parlent, les planches de la chambre, le vent passant au seuil de la chaumière, l’arbre qui geint sous la bise, un animal là-bas, au loin, qui hurle sa faim. La mélopée de la vieille l’accompagne au long du jour, “ Marion, Marion “ et elle se revoit parfois, en un éclair, petite fille courant dans un jardin lointain, dans un autre monde. Et la voix de sa mère l’appelant ainsi : “ Marion, Marion, où es-tu ma chérie ?  Où êtes-vous, les petites ? “ Une voix qu’elle sait qui était de sa mère, une voix que rien ni personne jamais ne lui fera oublier, le voudrait-elle. C’était où, se demande-t-elle ? C’était quand ? C’était qui, cette mère ?

De mère, elle n’a aujourd’hui que celle qui se rapetisse près de l’âtre, dans l’obstination de sa complainte : “ Marion, Marion … “. Et elle qui s’entend répondre avec grande patience : “ Oui, mère, que voulez-vous ?”

Parfois, des mots sortent de l’amas de vêtements noirs accroupis auprès du feu : “ Il faudra blanchir ma coiffe, ma fille, nous irons à la cathédrale, il y aura grande fête en dimanche béni” Trois jours plus tard, ils se mettent en route vers la ville, vers les hautes tours pointues. Rencontrent en chemin d’autres comme eux qui marchent, coiffes lustrées, visages rougis d’avoir été longuement frottés d’eau au matin, par respect pour celui qui habite la maison au clocher. Ils s’installent sur des bancs de bois, se massent derrière les premiers rangs réservés au seigneur et sa famille, aux bourgeois dans leurs vêtements de velours et de soie. Marie de loin n’aperçoit qu’un pan d’autel vivement éclairé, fleuri, enrubanné. Dans la lumière dansante des cierges et des bougies les prélats avancent majestueusement, et la foule se tait sur leur passage, admirative, subjuguée par tant de splendeur.

Des chants s’élèvent,  et comment d’emblée en connait-elle la forme, a capella ? Comment, d’où, de quelles racines remontées viennent mourir au bord de ses lèvres les paroles là-bas réservées aux gens d’Eglise, qu’elle sait férocement jaloux de leur secret langage “ Introibo in altare Dei ..

Lorsqu’éclate le Magnificat, elle murmure : “ Mon âme exalte le Seigneur … Il s’est penché sur son humble servante, désormais tous les peuples me diront bienheureuse …”

D’où venue la traduction ? D’où sortis ces mots qui  chantent, ce cantique en langage de tous les jours ? de quel passé lointain et si proche qu’un souffle seul la sépare de l’autre vie ?

* *  *

Sur leur nuage, les deux anges se réjouissent, échangent un regard. “ Elle sera bientôt prête ”.

(suivre)

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Lise, 21 janvier 2013