J’en perd le compte, je ne sais plus très bien ni où ni quand ni comment ni avec qui je les ai partagés dans les derniers quarante ans. Ce que je peux certifier c’est qu’ils se ressemblent tous, comme chez nous le réveillon ou le déjeuner pascal. Ces repas traditionnels ont quelque chose de monstrueusement agréable, certes. On s’en lasse.
Donc, le fameux repas de Thanksgiving. La tradition, c’est d’abord, l’oiseau, The Bird, la fameuse DINDE la plus grosse possible – celle d’hier pesait dans les vingt pounds, presque 10 kilogs. C’est la pièce maîtresse du repas, on la sert toujours rotie, farcie ou non. Je la préfère non-farcie. Ou alors, c’est moi qui fais la farce, aux marrons, et ce n’est pas du tout, mais alors, là, pas du tout du tout apprécié par les Américains.
Autour de la dinde, les légumes : purée de pomme de terre, purée de patates douces, oignons grelots en sauce blanche, airelles, choux-fleur et/ou brocoli, haricots verts, carottes, le choix est sans fin. La table doit être, et c’est impératif, recouverte de plats.
Plus les corbeilles à pains (sucrés, mais bof, au point où nous en sommes, il y a longtemps que nous ne comptons plus les calories). Beurre, pichet de sauce brune/beige/grise, faite avec le jus de la dinde et dieu seul sait quoi d’autre Sel et poivre facilement oubliés, car très peu utilisés ici : on sale et on poivre dans la cuisine et puis c’est tout.
Desserts : hier, nous n’en avions que deux, une tarte au potiron, et mon dessert aux pommes. Mais traditionnellement, il doit y avoir deux tartes, l’une au potiron, l’autre aux pommes, plus un bol de salade de fruits, ou une corbeille de fruits frais, plus de la crème, et des cookies : le repas de Thanksgiving est symbole d’abondance, on sort de là goinfrés pour la semaine qui vient, et quand c’est fini, on se traîne jusqu’à la voiture en se demandant comment on fera pour s’en sortir.
J’exagère ? Oui, j’exagère, mais le pire n’est pas le repas : le pire, c’est le déroulement de la cérémonie ; le timing si tu préfères. On arrive au début de l’après midi, pour l’heure de causette : nous sommes tous dans le salon, et nous grignotons des choses, crackers, olives, fromage, raisins, tout en sirotant une boisson, bière, ginger ale, ou vin. Il y a dix ou quinze ans, on servait scotch, porto, ou gin. Mais ca, c’était avant. Maintenant, le temps est à l’austérité. Ca me va très bien.
On « discute » ainsi pendant une heure et je peux t’assurer que une heure à essayer de trouver un sujet de conversation intéressant les autochtones, c’est lent à passer, d’autant plus que nous n’avons pas déjeuné – je te rappelle qu’il est 13 heures, ou plutôt 14, et nous passerons à table, devant les monstruosités énoncées dans le premier paragraphe, à 15 heures si tout va bien. (1)
Et bien entendu, non, tout ne va pas bien : quelque chose a brûlé – hier, c’étaient les carottes. Ou bien quelque chose n’est pas tout à fait prêt – hier, c’était la purée, qu’on avait oublié de passer au presse-purée. Donc, les invités restent dans le salon, et tout la famille se précipite dans la cuisine pour aider la malheureuse housewife.
Ici, j’ouvre la parenthèse indispensable pour la question que ne manquerait pas de poser la maîtresse de maison française : pourquoi les choses ne sont-ells pas prêtes ? et je réponds : Mais elles le sont ! Elle sont prêtes, tout est cuit, tout est en ordre, tout serait à la perfection s’il n y avait cette putain d’heure de « conversation » qu’on nous inflige, pendant laquelle la maîtresse de maison abandonne la cuisine à son triste sort. Une heure plus tard, la dinde a eu le temps de refroidir, la purée de sécher, et la sauce d’attacher surtout lorsqu’on a oublié de la retirer du feu.
Enfin, on passe à table : dehors, la nuit s’installe ; ceux qui, comme moi, ont tendance à s’affoler pour rien regardent avec inquiétude la nuit, la neige et la température tomber en même temps de l ‘autre côté des fenêtres. Ici, dans la salle à manger, il fait bon, il fait chaud, et le vin aidant, les conversations démarrent enfin. Il était temps, j’étais au bout de mes ressources et bien décidée à plonger dans le mutisme sous prétexte de dinde à déguster.
Nous repartons trois heures plus tard, il n’est que 19 heures au cadran lumineux de la voiture et il me semble qu’il est presque minuit. La route est claire, lumineuse, parsemée de diamants. Nous savons depuis longtemps ce que cachent ces brillances fugitives dans la lueur des phares. Nous descendons de la montagnette par la route la plus courte, mais aussi la plus dangereuse à certains endroits et nous roulons à 25 miles/heure. De chaque côté, le paysage d’hiver est si beau, figé de blanc, que j’en oublie d’avoir peur.
Nous arrivons sans encombre chez nous. Ce matin, nous décidons que c’est terminé, le prochain Thanksgiving se fera sans nous. « Il y a un temps pour chaque chose, un temps pour la joie et un temps pour la peine. »
L’essentiel est de savoir quand il est temps de changer de temps.
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lmg / 28 novembre 2014, NY
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(1) Oui, on a pris un petit déjeuner substanciel, mais c’était il y a sept heures.