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Ecrire ensemble 3 / je t’aime à tout jamais (noir)

Je pense à toi.

Je revois ta nuisette rose en nylon froissé, tes cheveux qui pendent des deux côtés de ton visage penché vers le bol de café. Par la fenêtre, la banlieue grisaille dans un petit matin de coton. À la radio : l’horoscope « Une belle histoire d’amour s’ouvrira à vous si vous savez vous ouvrir aux autres ».

Si je sais m’ouvrir aux autres… Un des multiples nœuds du problème… Pourtant, j’ai forcément su, sinon je n’aurais pas fait ta connaissance. Je m’en souviens comme si c’était hier alors que les années peuvent désormais se compter en dizaines. Il ne faisait pas beau mais ton sourire remplaçait le soleil et tes yeux avaient le bleu qui manquait au ciel ce jour-là. Je ne pouvais décrocher mon regard de ta silhouette déjà si frêle. Tu semblais être un aimant vers lequel j’étais irrémédiablement attiré. Et pourtant, tu ne me remarquais pas, anonyme parmi la foule des invités au vernissage de cette exposition où pour la première fois tu osais montrer ton œuvre publiquement.

Mais qu’est-ce qui m’arrive aujourd’hui ? Depuis le temps que nous vivons ensemble, je ne la remarque même plus cette nuisette. Nous cohabitons par habitude, chacun dans sa routine, dans sa bulle, à peine conscient de l’autre.

Pas indifférents pour autant, à preuve le sang d’encre que je me suis fait et l’empressement que j’ai mis à t’aider à te rétablir lorsque tu as fait cette quasi péritonite. Non juste distraits, l’attention ailleurs, en mode écran de veille. Comment m’expliquer cette soudaine sensibilité, ce surprenant élan d’affection pour toi ce matin ?

J’en viens presque à croire que tu es l’auteure de ce graffiti pour me ranimer, ou que tu as écrit ce fameux horoscope « une belle histoire d’amour…si vous savez vous ouvrir aux autres ! «

Oui, dans nos vies il y en a eu des ouvertures sur nos ciels étoilés, ton premier regard vers moi qui ne suis pas une œuvre d’art, ton premier regard étonné qu’un quidam vienne t’apostropher au milieu d’une foule qui ne s’était déplacée que pour toi. Parce que des amis, tu en avais plus que des admirateurs. A l’époque, tu étais de toutes les parties, de toutes les expos, de toutes les performances qu’on n’appelait pas encore comme cela. Cela crée des liens, si pas d’amitié, de connivence.

 Je t’ai simplement dit : « Vous ne ressemblez pas du tout à vos œuvres ». Et nul même pas moi n’aurait pu dire exactement ce que cela signifiait. Je ne sais quel démon m’a poussé à dire une telle phrase provocante, je ne regardais que ta silhouette frêle gainée dans un fourreau mauve particulièrement décolleté, cette silhouette que j’aurais voulu toucher par n’importe quel moyen. Il fallait te faire réagir, c’était mon unique obsession de l’instant…

Idiot ! Sous le glacis de tes prunelles, je devinais que tu le pensais. Tu semblais plus amusée

qu’étonnée. En effet, comment aurais-tu pu ressembler à tes œuvres ? Mais ta répartie : –« Ah, pourquoi » ? fut le catalyseur. Grâce à cette réplique, tu balançais une clef au bout d’une chaînette et j’imaginais que ce n’était pas par inadvertance. Le cercle de tes amis et connaissances s’était formé autour de nous. Tu répondais à tous qui te félicitaient pour le cheminement de tes œuvres. Mais bien que tes formules ne me fussent pas destinées, je sentais confusément que le timbre changeant de ta voix cherchait une résonance à la surface de mes tympans. Des petites bulles pétillaient dans nos verres et sur tes dents nacrées quand tu souriais.

“ … Je pense à toi. Je t’aime à tout jamais … “

Le commissaire Malfant replie la lettre d’un air songeur et la tend à la vieille dame :

– Merci, Madame Bille. Ceci nous prouve qu’il l’aimait, qu’ils se sont rencontrés, qu’ils avaient vécu ensemble assez longtemps…

– Et oui, Monsieur le Commissaire : cette nuisette rose, la robe mauve …

– Et vous les avez vus pour la première fois le mois dernier ?

– Je l’ai vu, lui. Seul.

Malfant et Madame Bille sont sur le balcon de l’étage supérieur. Par delà la cime des arbres, le commissaire fixe un mur blanc, qui borde l’autoroute, à quelques cent cinquante mètres de la maison.

– C’était un soir, entre chien et loup, reprend madame Bille. J’ai vu une silhouette dans le no mans’ land : il s’y passe des choses, vous savez. Donc, j’ai regardé avec mes jumelles de théâtre, et j’ai vu cet homme, gracile, menu : je dis un homme, mais ce pouvait aussi bien être une femme.

– Décrivez, dit Malfant sobrement, d’en ton sans réplique.

– Pantalons noirs, sweater avec capuche relevée…

– Son visage ?

– Pas vu, et j’étais fascinée par ce qu’il faisait. Il a formé des lettres sur le mur, en noir, très lisibles “ Je t’aime à tout …”

Puis il s’est arrêté. Je me souviens que j’ai pensé : “ A tout quoi ? A tout prendre ? A tout perdre ? A tout casser ? A tout vent ? “

Je me réveille en sursaut avec une boule dans la gorge.

Bien sûr qu’il n’existe pas de brigade criminelle des amours perdues ! Sinon peut-être serais-je en prison…

Ce graffiti qui s’étalait sous nos fenêtres « je t’aime à tout jamais » avait été raturé ce matin-là. Alors que je te regardais lamper ton café à petites gorgées, dans ta nuisette rose de nylon froissé, je pensais en moi-même : quel être inconstant et volage peut crier son amour à la face du monde et revenir sur ses promesses quelques jours après ? Moi je l’aimerai à tout jamais cette jolie fille qui partage ma vie aujourd’hui. À tout jamais !

Ce rêve étrange et dérangeant que je viens de faire me fait prendre conscience que j’étais sur le point de raturer mon « à tout jamais ». Il faut que je réagisse ! Ce matin je pose une semaine de congés et je t’emmène voir le marché aux fleurs à Rome !

___________

 

Texte lancé le 13 avril par Madame de K, sur une illustration de Monsieur de K. Participation de Ma’, Marie-Ange, Saravati, Jal et Lise.

 

2 Commentaires Poster un commentaire
  1. Jean Baptiste Gourmaud #

    Je suis enchanté

    25 avril 2013
  2. Lise #

    J-B. , merci pour ton passage, et saches que nous tous ici, de l’Ecritoire, sommes enchantés par ton commentaire, cher ami français de Québec. Tu es ici en Terra Magica, c’est normal d’être enchanté.

    25 avril 2013

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